Manger les produits du Saint-Laurent : un parcours semé d’embûches

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Le fleuve Saint-Laurent offre des tonnes de poissons et de fruits de mer qui s’en vont essentiellement à l’exportation. Mais de petites entreprises bousculent les habitudes pour proposer une plus grande variété de produits d’ici. Ce qui n’est pas une mince affaire, a constaté L’épicerie.

« Ce n’est pas le Québec qui détermine les prix [de ces produits]. Les États-Unis déterminent les prix que le Québec va payer pour ses propres produits. En matière d’autonomie alimentaire, ça ne peut pas être un autre pays qui décide combien les Québécois vont payer pour leur homard ou leur crabe », lance Sandra Gauthier, directrice du musée scientifique Exploramer et initiatrice du programme Fourchette bleu qui valorise les espèces méconnues et comestibles du Saint-Laurent.

Car le Saint-Laurent, ce n’est pas que du homard ou du crabe des neiges. Oursins, bourgots, crabe commun : voilà d’autres produits dont le fleuve regorge, mais qui sont difficilement accessibles au consommateur.

Cacouna, le paradis de l’oursin vert

Dans cette région, la Première Nation Wolastoqiyik Wahsipekuk récolte l’oursin en abondance. Bon an, mal an, c’est environ un million de livres qui se pêchent, voire un peu plus. La Première Nation Wolastoqiyik Wahsipekuk en récolte environ le quart, explique le gestionnaire des pêches commerciales Guy-Pascal Weiner.

Le hic, c’est que ces oursins sont entièrement vendus… aux États-Unis. Ces oursins se retrouvent à Las Vegas, à Manhattan, dans les plus beaux casinos, les plus grands bateaux de croisières, constate M. Weiner. Il promet que, d’ici un ou deux ans, les Québécois pourront déguster plus facilement les oursins du Saint-Laurent. Ce n’est toutefois pas un défi facile à relever.

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Le Québec maritime est un vaste territoire, explique M. Weiner. C’est une pêcherie de volume qu’on doit ensuite fractionner en petites commandes un peu partout sur le territoire. C’est quand même très compliqué, alors qu’une exportation massive avec un seul client, une seule facture, un seul camion, un seul lot, c’est très facile. Mais ça augmente la dépendance à un seul acheteur.

La nation a bien un plan pour transformer l’oursin localement et le vendre au Québec, mais c’est un travail de longue haleine. Ce sont des procédés administratifs lents et lourds, constate M. Weiner.

Rimouski et ses bourgots

Guillaume Werstink est océanographe et maintenant copropriétaire de la conserverie Chasse-Marée avec le pêcheur Emmanuel Sandt-Duguay.

Il a surmonté de nombreuses embûches pour lancer sa conserverie régionale.

Les deux partenaires voulaient simplement pêcher le bourgot en face de Rimouski et le mettre en conserve afin de le vendre partout au Québec.

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Ce petit projet est devenu un cauchemar administratif. Leur demande de permis pour transformer les bourgots qu’ils pêchent eux-mêmes a été refusée à neuf reprises par le MAPAQ.

Je ne sais pas combien de projets ont été abandonnés en cours de route parce que, justement, ils ne se sont pas rendus à toutes ces étapes-là. Si on avait considéré la première lettre de refus, on aurait arrêté ça là il y a un an et demi, explique Guillaume Werstink.

On est une petite unité de transformation. On veut faire quelque chose d’un peu différent. Puis on dirait que toute la législation actuelle est basée sur un modèle d’exploitation de gros volumes. Que vous vouliez démarrer une usine qui fait des millions de livres pour du crabe ou du homard ou que vous vouliez faire une petite conserverie, vous êtes dans le même carcan administratif, constate l’océanographe.

Pourtant, il s’agit de tout petits volumes. Le chercheur à l’Institut de recherche en économie contemporaine (IREC) Gabriel Bourgault-Faucher a suivi ce dossier. % des volumes débarqués au Québec. C'est une goutte d'eau dans l'océan. Pourquoi y a-t-il eu autant de résistance dans ce dossier?","text":"Ce que Chasse-Marée demandait, c'était de transformer 0,1% des volumes débarqués au Québec. C'est une goutte d'eau dans l'océan. Pourquoi y a-t-il eu autant de résistance dans ce dossier?"}}">Ce que Chasse-Marée demandait, c’était de transformer 0,1 % des volumes débarqués au Québec. C’est une goutte d’eau dans l’océan. Pourquoi y a-t-il eu autant de résistance dans ce dossier?

Le chercheur avance une hypothèse : On ne veut pas ouvrir la porte à un autre modèle, à une autre manière de faire. On ne veut pas créer de précédent pour ensuite ouvrir les vannes et, en fait, rompre le statu quo.

Même son de cloche du côté de la directrice d’Exploramer, Sandra Gauthier. Aujourd’hui, quand un nouveau joueur arrive, quand de nouvelles idées arrivent, il faut un peu brasser les choses pour que chacun puisse faire sa place.

Une pêche d’exportation

Il est difficile pour les Québécois de consommer des poissons et des fruits de mer locaux.

Selon l’Institut de recherche en économie contemporaine, en 2018, 90 % des produits de la mer consommés au Québec étaient importés.

Le Québec exporte près de 80 % des ressources locales, dont principalement les trois produits phares : le crabe des neiges, le homard et la crevette. Une industrie dominée par une poignée de gros joueurs.

Ce modèle d’exportation est défendu par l’Association québécoise de l’industrie de la pêche (AQIP), dont le directeur, Jean-Paul Gagné, souligne la rentabilité. On ne peut pas être contre l’exportation, explique-t-il. C’est de l’argent neuf qui entre au Québec. Je pense que personne ne s’oppose à ça. Il précise cependant que les volumes vendus au Québec ne cessent d’augmenter depuis les dernières années. L’AQIP affirme que 28 % de ce qui est pêché est vendu localement.

Homards et crevettes : les Québécois en sont friands. La demande s’accroît continuellement, mais elle a ses limites. Diversifier l’offre, découvrir des produits méconnus, c’est que souhaitent de nombreux petits pêcheurs et transformateurs qui se sont réunis en février dernier au premier salon Fourchette bleue organisé par Exploramer à Rivière-du-Loup.

On a un modèle qui est axé sur l’extraction, l’emballage, l’exportation, explique Gabriel Bourgault-Faucher, de l’IREC. Il faut structurer cette offre en développant les infrastructures de transport, de logistique.

Le crabe commun de Sainte-Anne-des-Monts

Ghislain Collin est pêcheur de homard à Newport, dans la baie des Chaleurs, mais il a un autre projet en tête : pêcher et transformer le crabe commun, un cousin du crabe des neiges, négligé et pourtant délicieux.

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Il y a une grosse demande pour la chair, constate M. Collin. Mais pour la vendre à des industriels et à des restaurateurs, ça prend une usine et un permis de transformation.

Le processus est en marche, mais pour le pêcheur, c’est extrêmement complexe.

Il faut présenter un paquet de paperasse assez volumineux, relate M. Collin, pour passer devant un comité consultatif composé d’industriels et de représentants de divers organismes, dont le MAPAQ. Ce comité étudie la demande pour voir si elle ne va pas nuire à une autre usine.

« J’ai un bac à l’université et je ne suis pas capable de passer à travers la paperasse tout seul. C’est trop compliqué. » — Une citation de  Ghislain Collin, pêcheur de homard

M. Collin se dit surpris que des compétiteurs puissent avoir un droit de regard sur sa demande de permis. D’après moi, ce sont des lois protectionnistes des vieilles années. C’était pour protéger les industries et les emplois dans la région. On essaie de prendre en charge notre produit et de l’offrir en premier au Québec!

Jean-Paul Gagné, de l’AQIP, souhaite rétablir les faits : Ce ne sont pas les gros joueurs qui décident. Les gros joueurs sont consultés, mais c’est le MAPAQ qui décide de délivrer un permis ou non. Le représentant de l’industrie de la pêche reconnaît toutefois avoir une certaine influence sur le MAPAQ. C’est sûr qu’on fonctionne avec le MAPAQ. Il faut fonctionner ensemble.

À Exploramer, Sandra Gauthier milite pour plus de souplesse. Il va falloir que les ministères contribuent à laisser de la place aux nouveaux joueurs, parce que ceux-ci peuvent changer la durabilité des pêches. Ça va passer par ces nouveaux joueurs, absolument!

Il y a une poignée d’industriels qui, manifestement, a intérêt à maintenir ce mode opératoire et peut éventuellement faire obstacle à un modèle différent, alternatif, plus ancré dans les territoires où l’on pêche justement plusieurs espèces, où l’on fait de la plus petite pêche côtière, constate Gabriel Bourgault-Faucher, de l’IREC.

À Québec, le ministre de l’Agriculture, des Pêches et de l’Alimentation, André Lamontagne, reconnaît qu’il y a des efforts à faire. Les discussions que j’ai pu avoir avec les industriels de la pêche et les demandes que j’ai pu leur faire les sortent un peu, pour certains, de leur zone de confort. Mais je n’ai jamais entendu dire qu’ils ne voulaient pas que d’autres personnes cherchent à exploiter [les produits du Saint-Laurent].

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« Il y a une volonté du ministère d’accompagner avec la plus grande ouverture possible les nouveaux projets. » — Une citation de  André Lamontagne, ministre de l’Agriculture, des Pêches et de l’Alimentation du Québec

Ghislain Collin ne lâche pas et promet qu’un jour les Québécois pourront déguster son crabe commun.

«C’est seulement une minorité qui peut arriver au bout du processus. Chez les industriels, tout le monde est content, il n’y a pas trop de joueurs qui apparaissent sur le marché. Faut vraiment être coriace, avoir une tête de cochon et ne pas se laisser faire.»

 

LA UNE : De la pêche au homard à Newport, dans la baie des Chaleurs. PHOTO : RADIO-CANADA / L’ÉPICERIE
PAR Gildas Meneu