Miquelon lutte pour garder la tête hors de l’eau

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La mer, gagne-pain des Miquelonnais depuis des siècles, menace de submerger les résidents de l’île française au large de Terre-Neuve. Les changements climatiques forcent la mise en place d’un vaste projet de déplacement et de reconstruction sur des terres plus élevées.

C’est un rituel quotidien pour Philippe Detcheverry. La première chose qu’on fait le matin en se levant, c’est de regarder le temps et de regarder la mer, explique le résident de Miquelon, île française à seulement 20 km de Terre-Neuve. Depuis sa cuisine, il fixe l’horizon, une ligne bleue ininterrompue en cette journée ensoleillée de juin. Ça fait quelques jours qu’on ne voyait que du brouillard, dit-il, penché sur le comptoir.

Cette cuisine, cette maison, Philippe Detcheverry les a construites lui-même, une fierté. Mais il s’en départira bientôt.

La mer, jamais loin sur l’île, menace de plus en plus ses 600 habitants. La plupart d’entre eux habitent des maisons bâties à moins de 2 m au-dessus du niveau de l’eau.

Construit sur un isthme de sable et de galets, le village de Miquelon occupe une bande de terre prisée pendant des siècles. Un site idéal pour sécher la morue, mais qui est ces jours-ci particulièrement vulnérable aux tempêtes et à la submersion.

Philippe Detcheverry a pris sa décision. Il sera parmi les premiers résidents à participer à un vaste projet de reconstruction, engendré entièrement pour répondre aux défis posés par les changements climatiques, qui est pour le moment sans parallèle en Amérique du Nord. Le gouvernement français offre de racheter tous les bâtiments de Miquelon, environ 400 au total. En échange, il donnera aux résidents des terres plus en hauteur, à environ 2 km du village actuel.

Philippe qui regarde par la fenêtre.Philippe Detcheverry dans sa cuisine, à Miquelon PHOTO : RADIO-CANADA / PATRICK BUTLER

On se dit qu’on passe Noël 2026 dans la nouvelle maison, souligne Philippe Detcheverry, un vrai Miquelonnais, né sur l’île à l’époque où les accouchements se faisaient encore dans la municipalité isolée. Au départ, sceptique par rapport au projet comme bon nombre de ses voisins le sont toujours, il précise que presque tout le village est inconstructible depuis une décennie, les risques d’inondations étant tellement élevés. Pour lui, le déplacement du village s’impose.

Voici la question qu’on s’est posée, raconte le retraité, dont la cave a déjà été inondée à quelques reprises. Quelle valeur notre bien aura le jour où on le laissera à nos enfants?

 PHOTO : RADIO-CANADA / PATRICK BUTLER

Ondes de choc

C’est l’ex-président français François Hollande qui a interdit presque toute nouvelle construction dans le village, en 2014. La décision a été dévoilée sans aucun préavis lors d’une visite à Saint-Pierre-et-Miquelon, dernier territoire français en Atlantique Nord. Les résidents sont pris de court, tout comme le maire de l’époque, et ainsi presque tout projet de construction tombe à l’eau.

« Ça a été très violent, les gens ne s’y attendaient pas. »

— Une citation de Franck Detcheverry, maire de Miquelon

Depuis cette annonce choc, Miquelon se penche sur une façon de se donner un second souffle, explique-t-il, roulant devant des Peugeot et des Renault stationnés près d’un restaurant servant homard frais et crêpes aux Saint-Jacques.

Le déplacement […] on aurait voulu le voir progressif, c’est-à-dire que chaque nouvelle construction aurait été construite sur un site surélevé, en sécurité. Et on se disait que petit à petit la transition se ferait d’elle-même, affirme-t-il.

Franck Detcheverry qui discute avec des citoyens.Le maire du village, Franck Detcheverry PHOTO : RADIO-CANADA / PATRICK BUTLER

 

Toutefois, tout change en 2022, lorsque la tempête Fiona frappe le sud de Terre-Neuve. Une puissante onde de tempête détruit environ 100 maisons, transformant d’un coup le paysage de plusieurs communautés côtières. À Port-aux-Basques, une femme est morte, emportée par la mer.

Quarante-huit heures plus tôt, les prévisions montraient Fiona fonçant sur Miquelon. Si le village a finalement été épargné de justesse, la violence de la tempête n’a pas échappé aux autorités françaises.

Fiona a vraiment accéléré les choses, explique le maire Detcheverry, en poste depuis 2020. L’État s’est engagé à racheter les maisons de tous les résidents qui le souhaitaient. Un site surplombant le village actuel a été choisi pour les premières constructions.

À la mairie, à quelques pas d’une boulangerie vendant croissants et pains au chocolat, Franck Detcheverry imprime les plans des 15 premières parcelles de 800 m2 qui seront offertes aux Miquelonnais. Il montre du doigt le site de l’éventuelle zone refuge, le premier édifice municipal du nouveau village, qui sera construit pour héberger jusqu’à 300 sinistrés en cas de fortes tempêtes.

Le maire souligne que le vaste chantier proposé sera financé par le fonds Barnier, qui aide les Français dont la maison est menacée par les changements climatiques. C’est un fonds d’État prélevé sur l’ensemble des cotisations des […] citoyens français qui paient une taxe sur leur assurance habitation, explique-t-il.

Le maire précise qu’il faut toujours trancher sur un élément crucial : l’indemnisation exacte qui sera offerte aux résidents. Tout le monde est bien conscient que c’est le nerf de la guerre, soulève le retraité Philippe Detcheverry. Comme plusieurs résidents interviewés par Radio-Canada, il déménage seulement si l’argent offert par l’État permet de payer complètement la reconstruction de sa maison.

À long terme, la municipalité vise à reconstruire des centaines de maisons, l’école de Miquelon, la clinique de santé, le terrain de soccer… Mais qu’en est-il de l’église, un site patrimonial vieux d’un siècle et demi, et du cimetière? Ça, c’est un vrai débat, affirme le maire, admettant que le projet pourrait s’échelonner sur des décennies.

Aujourd’hui, on est les premiers à se déplacer de cette façon dans toute la sphère française, que ce soit en outre-mer ou en métropole. C’est aussi un peu une stratégie de notre part en se disant qu’on est les premiers, explique le maire, soulignant que les résidents pourraient aussi devoir démanteler eux-mêmes leur maison actuelle.

« Il y aura de plus en plus de gens qui ont des problèmes à cause des changements climatiques. Plus il y aura du monde à piocher dans le pot commun, moins on aura d’argent. L’idée, c’est de démarrer dès aujourd’hui pour avoir un projet qui tienne la route. »

— Une citation de Franck Detcheverry, maire de Miquelon

 PHOTO : RADIO-CANADA / PATRICK BUTLER

Un avenir flou

Pour l’instant, les résidents ont encore la possibilité de rester au même endroit. Si une quarantaine de ménages souhaitent reconstruire sur des terres plus élevées, et donc plus sécuritaires, plusieurs résidents sont, eux, sceptiques ou carrément contre le projet.

Croisés devant leur maison, des Miquelonnais racontent leurs projets de rénovation, alors que d’autres peignent leur nouveau patio, construit malgré le projet de reconstruction qui se concrétise. De nouveaux bâtiments sur pilotis sont en construction, une façon de détourner la réglementation actuelle.

Danielle Lebolloch, à vélo devant l’épicerie, les cheveux gris, au vent, est catégorique. Trop âgée pour tout rebâtir, elle ne déménage pas.

Une femme dans la soixantaine à vélo dans une rue du village de Miquelon. Danielle Lebolloch se dit trop âgée pour tout rebâtir. PHOTO : RADIO-CANADA / PATRICK BUTLER

Mon compagnon dit toujours que lui, quand il va déménager, ce sera dans une petite caisse et il n’ira pas très loin, explique-t-elle.

Quand on veut construire, fonder un foyer, c’est sûr que c’est pour au moins 50 ans de vie, quoi. […] Nous, ce n’est pas notre problème, soutient-elle, une boîte de flocons de maïs dans le panier de sa bicyclette. Ces céréales, elle les a achetées chez Marina Detcheverry, propriétaire d’une des deux épiceries de Miquelon. La commerçante craint, elle, que son village natal se vide.

On est dans le flou, soutient-elle, rappelant que les gens qui acceptent l’argent du fonds Barnier pourraient finalement décider de quitter l’île plutôt que de reconstruire sur les terres choisies par la mairie.

Une femme est devant un bâtiment et tient la poignée de la porte. Marina Detcheverry est propriétaire d’une des épiceries de Miquelon. Elle s’inquiète de l’avenir flou de son village. PHOTO : RADIO-CANADA / PATRICK BUTLER

C’est notre crainte, que l’économie de Miquelon parte en fumée, que les gens décident de partir et qu’il n’y ait plus rien ici, exprime la propriétaire, devant les tablettes de son magasin offrant vins et fromages importés de la métropole, mais aussi des légumes et des cannettes de sauce brune St-Hubert venues du Canada.

« L’exode. C’est ce dont on a peur, comme commerçante, comme native du pays. »

— Une citation de Marina Detcheverry

À quelques pas de l’épicerie se trouve la résidence de Cindy et Morgan Hansen. Les parents de trois enfants, assis sur leur divan entouré de jouets au sol, sont plutôt optimistes. Ils croient au projet de reconstruction et à l’élan qu’il pourrait donner au village, dont la population vieillit. Plus de la moitié des résidences sont saisonnières, ces jours-ci.

Arrivés à Miquelon en 2022, les Hansen sont tombés amoureux de l’île et espèrent être parmi les premiers pionniers à reconstruire.

Un couple dans la trentaine est assis dans le salon avec un jeune enfant debout devant eux. Morgan (à droite) et Cindy Hansen, avec leur fils Jamie, chez eux à Miquelon. Ils espèrent être parmi les premiers à reconstruire leur maison sur un terrain plus élevé. PHOTO : RADIO-CANADA / PATRICK BUTLER

Les premiers qui seront là, ce seront ceux qui croyaient vraiment à ce projet, qui avaient vraiment envie de faire partie de cette communauté de pionniers, avec tout le sens que peut avoir ce mot, affirme Cindy Hansen pendant qu’elle aide son plus petit, Jamie, un an, à manger des tranches de pomme.

Elle espère profiter du programme de déplacement du village pour construire une maison moderne et écologique.

« On n’est que 600 et je trouve ça super courageux de pousser le projet aussi loin. »

— Une citation de Morgan Hansen

Philippe Detcheverry soutient qu’à la lumière des tempêtes de plus en plus intenses, il pourrait devenir progressivement plus difficile d’assurer sa maison à Miquelon. Je pense que plus le risque sera grand, plus l’assureur sera exigeant, affirme-t-il.

Franck Detcheverry, le maire, ajoute que Paris refuse de payer des brise-lames ou des digues pour protéger le village actuel, comme plusieurs résidents le suggèrent.

Il y a beaucoup d’endroits où ils font des digues, où ils reconstituent des plages et c’est de l’argent public qui part et qui part tous les ans, indique-t-il. Il faut recommencer, entretenir ses ouvrages. Nous, on a fait le choix de se déplacer et d’être résilients plutôt que de lutter contre les éléments indéfiniment.

Deux piétons marchent dans la rue d'un village avec un petit mont dans l'arrière-fond.

 PHOTO : RADIO-CANADA / PATRICK BUTLER

Un nouveau départ

Le temps de parcourir en auto les deux kilomètres séparant la mairie et l’emplacement du nouveau village, Franck Detcheverry souligne que si le projet ne fait pas l’unanimité, il permettra de réimaginer la municipalité. Le maire, fermant la radio qui diffuse un bulletin provenant de Paris, promet des pistes cyclables, des chemins piétons, des maisons mieux isolées.

C’est ici que ça commence, promet-il, stationnant sa voiture sur le bord de la route. Devant lui : des arbustes, des roches et de la tourbe, un terrain vide où pousseront bientôt des maisons, espère-t-il.

Une route dans un paysage de champs d'herbes vertes avec un ciel grisonnant. À droite, l’emplacement du nouveau village, qui a déjà été choisi. PHOTO : RADIO-CANADA / PATRICK BUTLER

Le maire promet que l’extension des réseaux électriques et d’égouts commencera cette année. Il espère que les premières maisons seront construites d’ici 2026, la fin de son mandat.

On se connaît tous, on est tous plus ou moins de famille. Ce n’est pas toujours évident d’assumer et de défendre un tel projet, mais bon, confie le maire. Il admet que pendant quelques années, cette grande famille miquelonnaise sera peut-être divisée entre l’actuel village et le nouveau, Miquelon bis, en attendant que tous les résidents migrent vers des terres plus élevées et plus sécuritaires.

Philippe Detcheverry croit, pour sa part, que les prochaines tempêtes pourraient accélérer le pas du déménagement. Si on devait subir des dégâts, un peu comme ce que Port-aux-Basques a pu connaître, on nous forcera un petit peu plus la main, soutient-il. Je pense que ce serait le déclic. Que personne ne souhaite, évidemment.

Pour écouter le reportage diffusé à l’émission Tout terrain cliquez ici