Quai de Rimouski, le 12 septembre. Il est 5 h 15. Il fait encore nuit. La petite équipe de Devocean monte à bord du Marco Polo, le bateau de pêche du Rimouskois Emmanuel Sandt-Duguay.

Pour une journée d’essais en mer, l’équipe de Devocean monte à bord du Marco Polo au port de Rimouski avec les bouées sans cordage qu’elle développe. Photo : Radio-Canada / Isabelle Damphousse
Emmanuel est un ami des membres de la jeune entreprise, fondée en 2020 sur les bancs de la Faculté de génie de l’Université de Sherbrooke. Il les accueille souvent à bord de son bateau pour des essais en mer.
Les bouées, nommées Devocean remontée sur demande
(DRS), sont pour l’instant vendues uniquement aux pêcheurs de crabe. Le système pourrait toutefois être commercialisé pour d’autres types de pêche. C’est pourquoi l’équipage profite de cette journée sur l’eau pour tester les bouées pour pêcher le flétan à la palangre, soit une ligne à hameçons multiples.
Ça permet de remettre les bouées de remontée sur demande dans un différent contexte de celui de la pêche au crabe
, explique Carl-Philippe Cyr-Mercier, PDG de Devocean.
Pour l’occasion, le père d’Emmanuel, Renaud Duguay, s’est joint à l’équipage. L’homme, originaire de la Gaspésie, pêche depuis une cinquantaine d’années.
Tranquillement, le petit bateau quitte le port et les premières lueurs du soleil apparaissent. L’embarcation file vers le lieu de pêche, situé à une heure au large de Rimouski.
Pendant ce temps, les pêcheurs s’affairent à accrocher des centaines d’appâts aux hameçons des deux lignes d’un kilomètre de long qu’ils vont lancer à l’eau pour pêcher le flétan. Une des deux lignes sera munie de bouées de Devocean, l’autre de bouées traditionnelles.

Pendant qu’il prépare ses appâts, Renaud Duguay raconte des histoires de pêche. Il se désole de voir que les fermetures de zones de pêche pour protéger les baleines noires de l’Atlantique Nord ont des répercussions financières considérables pour les pêcheurs. Photo : Radio-Canada / Jean-Luc Blanchet
Le fleuve est particulièrement calme en cette chaude journée de septembre, ce qui laisse place à la conversation sur le bateau. Renaud en profite pour nous raconter des histoires de pêche, plus abracadabrantes les unes que les autres.
Celle d’une baleine meurtrie par des marques de bateau et enroulée dans ses cordages retient l’attention sur le pont.
Ce n’est pas d’hier que les pêcheurs sont confrontés à la présence des mammifères marins lorsqu’ils sont sur l’eau, mais depuis 2018, les mesures de protection de la baleine noire de l’Atlantique du Nord ont pris un tournant qui a des répercussions importantes sur l’industrie de la pêche.
Ottawa a pris la décision de fermer complètement des zones lorsqu’une baleine noire y est détectée pour éviter qu’elle s’empêtre dans les engins de pêche. Cette mesure a été prise à la suite de nombreuses mortalités de cette espèce en voie de disparition, dont la population est estimée à moins de 360 individus.
Les zones de pêche sont fermées initialement pendant 15 jours, mais cette période peut être prolongée si la baleine y est détectée à nouveau.
Ces fermetures de zones touchent particulièrement les pêcheurs de crabe des neiges et engendrent, selon eux, des pertes financières se chiffrant à des centaines de milliers de dollars pour une saison.
De plus, les engins de pêche fantômes – comme les cordes, les casiers ou les bouées que les pêcheurs perdent à l’eau – sont aussi souvent pointés du doigt comme étant la cause de mortalité de ces immenses mammifères marins. Selon des données du gouvernement américain, plus de 85 % des baleines noires s’empêtrent dans des engins de pêche au moins une fois dans leur vie.

Selon des données du gouvernement américain, plus de 85 % des baleines noires s’empêtrent dans des engins de pêche au moins une fois dans leur vie. Photo : International Fund for Animal Welfare
Lorsque la pêche est arrêtée à cause des baleines, c’est sûr qu’il y a des efforts à faire quelque part
, mentionne Renaud en regardant du coin de l’œil la jeune équipe de Devocean. Elle s’affaire à vérifier son système de bouées à remontée sur demande et à mettre à l’eau son hydrophone.
C’est vraiment un beau projet, si on peut au moins sauver une baleine
, renchérit-il tout en faisant une petite remarque sur les bouées que l’entreprise développe. Mais je pense que la couleur des bouées, ça pourrait être plus prononcé. Ils devraient ajouter des réflecteurs parce que le type peut pêcher la nuit. De voir la bouée, ça donne une chance.

L’équipe de Devocean prépare la mise à l’eau de son système de bouées à remontée sur demande. Photo : Radio-Canada / Jean-Luc Blanchet
Le commentaire ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd. Le PDG de Devocean, Carl-Philippe, en prend note. Il ne s’en cache pas, les observations des pêcheurs permettent à son entreprise d’améliorer constamment l’efficacité de son système.
Comment la technologie de Devocean protège-t-elle les baleines?
L’hydrophone maintenant à l’eau, l’équipe peut commencer ses premiers tests. Cette pièce est un des équipements phares de ce système. Elle permet aux pêcheurs de récupérer leurs bouées au fond de l’eau en lançant un signal acoustique spécifique à chacune.
En fait, lorsque les bouées de Devocean sont jetées par-dessus bord, aucun objet ne flotte à la surface de l’eau pour indiquer aux pêcheurs où se trouvent leurs casiers ou leurs lignes de pêche. La bouée et son cordage s’enfoncent au fond de l’eau et y restent. Le cordage est enroulé automatiquement à l’intérieur de la bouée, telle une corde autour d’un yoyo.
Une fois que le pêcheur veut récupérer son casier, l’hydrophone envoie un signal acoustique qui déclenche un mécanisme de déroulement du cordage permettant à la bouée de remonter à la surface de l’eau.
C’est ce signal acoustique qui permet d’éliminer les cordages dans lesquels les mammifères marins s’empêtrent.
Ta bouée n’est plus là. L’équipement électronique va dire : pèse sur un bouton et ta bouée va apparaître. Ça paraît miraculeux, mais c’est la réalité aujourd’hui.

Après la pêche au flétan, l’équipage du Marco Polo démontre le fonctionnement des bouées de Devocean pour la pêche au crabe. La bouée est jetée à l’eau avec le casier. Elle restera au fond de l’eau avec ce dernier, contrairement aux bouées traditionnelles qui flottent à la surface de l’eau. Photo : Radio-Canada / Isabelle Damphousse
Un nouveau jalon dans l’histoire des techniques de pêche
L’arrivée de bouées sans cordage représente une évolution majeure dans l’industrie des pêches.
En parlant aux pêcheurs eux-mêmes, ça va être les premiers à dire que c’est un gros changement dans les façons de faire depuis des dizaines, voire des centaines d’années. D’éliminer ce lien-là, entre des casiers qui sont au fond de l’eau et des bouées à la surface, ça peut sembler complètement abstrait
, estime le PDGde Devocean, Carl-Philippe.
Emmanuel et son père Renaud sont du même avis que Carl-Philippe.
Si on se remet en 2017, où il y a eu des mortalités de baleines noires, puis qu’on était à la recherche de solutions, c’est un peu une solution que je trouvais farfelue
, confie Emmanuel tout en avouant qu’il était perplexe quant à l’efficacité du système des bouées développées par Devocean.
Quand on est à la pêche, il faut que ça opère. C’est l’opérationnalisation de tout ça, il faut que ça roule. C’est sûr que j’ai vu une évolution, quand même très grande, depuis les dernières années.
Emmanuel n’hésite pas à dire qu’au fur et à mesure qu’il a appris à découvrir la technologie des bouées sans cordage, les essais en mer l’ont convaincu que cette nouvelle technique est plus à portée de main qu’on ne le croit.
Le père de jeunes enfants plaisante même que c’est peut-être la seule technique de pêche que sa progéniture sera appelée à connaître.
Peut-être que mes enfants vont me dire : « Papa, tu pêchais avec des cordages? »
, dit-il en riant.

Emmanuel Sandt-Duguay s’apprête à jeter à l’eau une bouée de Devocean au bout de sa ligne de pêche au flétan. Photo : Radio-Canada / Isabelle Damphousse
Selon l’équipage, cet essai à la pêche au flétan au large de Rimouski démontre aussi que la technologie est polyvalente et qu’elle peut être adaptée à différentes espèces. Les bouées sans cordage pourraient donc être utilisées par d’autres pêcheurs que les crabiers et les homardiers.
Du développement à la commercialisation
Les défis sont encore nombreux pour la jeune pousse qui s’est établie à Rimouski en 2023 pour être près des ports de pêche. L’entreprise, dont l’usine est située dans le quartier industriel, compte désormais une ligne de production et de contrôle de la qualité qui lui permet de fabriquer jusqu’à une cinquantaine de bouées par mois.
Le financement et la réglementation sont maintenant le nerf de la guerre pour l’équipe, autour de laquelle gravite une douzaine d’employés.
En ce moment, il n’y a rien qui dit que nos systèmes vont être permis […] dans 10 ans. Donc, quelqu’un qui met un 50 000 $ ou 100 000 $ dans nos systèmes [sans] savoir si dans 10 ans il va avoir le droit de pêcher avec, c’est sûr que c’est un gros bloquant
, explique Carl-Philippe.
À l’heure actuelle, au Canada, les bouées à remontée sur demande peuvent être utilisées dans les zones de pêche fermées en raison de la présence de baleines noires, mais uniquement avec un permis de pêche scientifique.
Cette année, la petite entreprise a vendu 48 bouées au prix de 5000 $ chacune, ce qui représente un investissement considérable pour les pêcheurs, comparativement aux bouées traditionnelles qui sont parfois fabriquées de manière artisanale par les équipages de bateaux.
Devocean est aussi dans l’attente d’un plan de Pêches et Océans qui pourrait être le fer de lance d’une production à plus grande échelle. Si ça suit un peu l’erre d’aller que les États-Unis prennent, ce à quoi on s’attend quand même, on sent que ça va nous donner une bonne poussée
, évalue Carl-Philippe.
Cet été, l’administration Biden-Harris a annoncé la création d’un fonds de près de 7 millions de dollars pour soutenir le développement de la technologie des bouées acoustiques, comme celle de Devocean, pour prévenir l’empêtrement des baleines noires.

La technologie de Devocean sera également testée par des pêcheurs américains. Photo : Radio-Canada / Isabelle Damphousse
De plus, Devocean vient tout juste de signer une entente de cinq ans avec la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA), une agence fédérale des États-Unis qui est responsable de la protection des ressources marines. Dans le cadre de cette entente, des pêcheurs américains feront l’essai de jusqu’à une cinquantaine de bouées de Devocean.
On sent qu’il y a un momentum qui se bâtit et qui n’était vraiment pas là il y a quatre ans, même que c’était abstrait. On pensait pouvoir s’en sauver, j’ai l’impression, dans l’industrie
, ajoute Carl-Philippe.
Selon lui, les pêcheurs et leurs associations se rallient tranquillement à la vision de son entreprise qui souhaite améliorer la cohabitation des mammifères marins et des pêcheurs.
Il croit aussi que cette technologie offre une solution intéressante financièrement aux pêcheurs qui font les frais des fermetures de zones de pêche pour protéger la baleine noire de l’Atlantique Nord.
Protéger les baleines noires des cordages des pêcheurs, c’est la vocation de Devocean, une jeune entreprise rimouskoise qui s’est lancé le défi d’éliminer les cordages en mer en les remplaçant par un signal acoustique. Sortie au large pour comprendre la technologie derrière ces bouées innovantes qui promettent de révolutionner le monde de la pêche. Photo : Radio-Canada / Jean-Luc Blanchet