«Bertrand à Arnold», Madelinot et porteur de traditions

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Fils d’un pêcheur aussi musicien et d’une institutrice également directrice de chorale, Bertrand Deraspe a préservé l’essence de cet héritage pour donner du sens à sa vie.

Cet amoureux de la mer a pêché le homard pendant 48 ans; une vie entière à naviguer, à relever des casiers, à nourrir son monde. Parallèlement à son métier, il a cofondé le réputé groupe de musique trad Suroît, avec lequel il a joué du violon sur les scènes canadiennes, américaines et européennes. Animé par le désir de transmettre son savoir, il a également enseigné le violon à des centaines d’enfants et collecté la musique madelinienne pour garder cette mémoire bien vivante.

J’ai eu le privilège d’être accueilli chez lui, à Havre-aux-Maisons, où il m’a raconté ses tournées ainsi que les rencontres qui ont ponctué sa vie musicale. Il m’a également dépeint ses sorties en mer, évoquant les dangers, mais aussi la poésie de cet univers maritime. À mon plus grand bonheur, il m’a joué et mulé* des airs traditionnels en tapant du pied, ponctuant ces moments de nombreuses anecdotes.

P’tit garçon et déjà fasciné par le violon

Né au milieu des années 50, Bertrand a amorcé son apprentissage du violon vers l’âge de 4 ans. Comme il le raconte, il était fou raide de cet instrument. Son père, Arnold Deraspe, musicien emblématique de Pointe-au-Loup, animait régulièrement des soirées festives dans le sous-sol familial ainsi que chez les voisins. Celles-ci ont créé des souvenirs indélébiles chez le jeune Bertrand. Durant ses premières années d’école primaire, il faisait même semblant d’être malade pour rester à la maison et jouer du violon. Mais vers l’âge de 9 ans, un événement pendant lequel il a joué devant ses camarades (et les belles jeunes filles de son école) l’a gêné et a miné son enthousiasme, ce qui a marqué le début d’une pause du violon pour lui. Le garçon a alors troqué cet instrument contre la guitare et a joué avec les Loups noirs, un groupe rock de son école secondaire.

Vers la fin de l’adolescence, lors d’une soirée de musique avec son ami Aurélien Jomphe, celui-ci l’a convaincu de renouer avec cet instrument qu’il chérissait tant jadis. Le lendemain, Bertrand a acheté un violon, la collection de disques de Jean Carignan et un tourne-disque fonctionnant avec des piles, puis il s’est installé dans sa tente, à l’abri d’un coteau de sable. Pendant une semaine, il n’a fait qu’écouter de la musique et pratiquer. Tout était encore là; c’était reparti pour toujours.

Bertrand Deraspe (à droite) et son père, Arnold

Naufrage du Miracle: une des premières pièces apprises par son père.
Par Bertrand Deraspe.

La musique, source d’équilibre

Bertrand m’a confié à quel point la musique est un pilier essentiel à sa santé mentale.

J’peux pas dire avec des mots comment ça me fait du bien et comment j’en ai besoin. Toute la journée, je chante, je mule, je siffle… Ma tête est constamment remplie de musique et de mélodies.

Son répertoire est immense. Il a composé une centaine de chansons et de pièces musicales, dont des reels* et des valses qui racontent des histoires d’amour, des aventures en mer et d’autres récits qui le touchent. Bon nombre de ces chansons ont été écrites en écoutant les clients flâner à son ancienne station-service de Pointe-aux-Loups, tandis que d’autres ont émergé pendant ses sorties en mer. Les influences de Bertrand sont nombreuses. Avant tout, il y a eu son père, Arnold, celui qui l’a initié au violon et à la musique. Jusqu’à son décès, cet homme aura assurément été sa plus grande source d’inspiration. Et qu’en est-il de son style musical ? Il vient des Néo-Écossais du Cap-Breton, avec en tête de liste Winston «Scotty» Fitzgerald et Jerry Holland.

Au fil des ans, Bertrand a collaboré à plusieurs albums en tant que musicien, et il en a produit cinq avec ses propres chansons. Évidemment, il connaît aussi des centaines de pièces tirées du répertoire traditionnel. Bertrand m’a expliqué que plusieurs reels des Îles-de-la-Madeleine sont fortement influencés par ceux de la Nouvelle-Écosse, plus précisément ceux qui jouaient à l’époque sur les ondes d’Antigonish, une chaîne de radio de cette province. Quand il était jeune, la radio trônait d’ailleurs au milieu de la place le dimanche matin! Les familles l’écoutaient pour la célébration religieuse et, immédiatement après, on y faisait jouer de la musique traditionnelle. Ainsi, elles en profitaient pour apprendre de nouvelles pièces. Cependant, comme les radios fonctionnaient avec des piles et qu’il fallait les économiser, les ménages ne pouvaient pas toujours apprendre la fin des pièces et les rabousinaient* alors à leur manière, conférant cette touche distinctive à la musique des Madelinots.

La coopérative de solidarité artistique madelinienne Foëne a récemment travaillé avec Bertrand dans le cadre de sa série Les Souvenances. Voici le fruit de leur rencontre, où il joue quelques pièces et nous parle de cette anecdote concernant la chaîne Antigonish ainsi que de son amour du violon.

Selon Bertrand, il y a un autre élément qui influencerait la musique de l’archipel: le fait qu’un bon nombre de musiciens soient également pêcheurs. Il m’a expliqué combien ce métier abîme les mains, et donc l’agilité des musiciens.

 «À cause de ça, on n’est pas de faiseux de notes, mais on développe nos couleurs selon notre canton* et les gens avec qui on joue. La musique aux Îles a son propre son. Peu importe le style, une oreille bien aiguisée saura que c’est d’la musique des Îles.»

Chez lui, à Havre-aux-Maisons. Crédits photo : Isaac Leblanc

Membre fondateur du groupe Suroît

En 1977, Bertrand et ses compères madelinots Pierrot Déraspe et Alcide Painchaud ont jeté les bases de Suroît. À l’époque, l’objectif n’étant pas de faire carrière en musique, le groupe s’est dissous peu de temps après sa création. Par la suite, Bertrand a poursuivi en duo avec Roger Aucoin et, chemin faisant, ils ont invité Alcide Painchaud et Henri-Paul Bénard à les rejoindre, pour finalement reprendre le nom de Suroît. Cette deuxième incarnation de la formation est demeurée ainsi jusqu’en 1981. La structure du groupe a ensuite évolué, mais Bertrand en a fait partie jusqu’en 1992.

Durant cette période, il a été le compositeur de toutes les pièces. Bertrand garde un souvenir mémorable de cette époque pendant laquelle il a partagé la scène avec ses frères de cœur. C’est avec eux qu’il a vécu un moment marquant de sa vie: une virée américaine de huit mois dans 121 villes. Malgré cet apogée musical, c’est pendant cette tournée que l’appel de la mer l’a emporté sur l’exode et, résultat, Bertrand a quitté le groupe pour retourner pêcher aux côtés de son père.

En tournée avec Édith Butler

Parmi ses précieux souvenirs, il y a assurément celui d’une audition qu’il a passée pour Édith Butler, éminente chanteuse acadienne qui se cherchait un joueur de violon. Emballé par l’idée, mais un brin intimidé, Bertrand s’est rendu chez elle, à Montréal. Malgré son expérience de la scène, il était très nerveux de jouer avec des musiciens chevronnés et il voyait surtout cette occasion comme une belle expérience à vivre. Il s’est assis, il a joué le Reel du train et l’introduction de Paquetville, puis il a eu ce bref échange avec la chanteuse. Il s’en souvient comme si c’était hier.

– Merci beaucoup, Madame Butler, ça m’a fait plaisir!

C’est alors qu’il s’est levé pour partir. Édith Butler l’a regardé, interloquée.

– Ousque tu vas?

– Ben, j’y vas, là, mon chum m’attend dans l’char.

– On a un spectacle au Manoir Richelieu, à La Malbaie, demain, et tu dois donc être ici demain matin à 9 h.

Madame Butler a donné à Bertrand 24 feuilles de musique à apprendre pour le lendemain, lui qui ne sait pas lire la musique. Après une nuit blanche à écouter et pratiquer les pièces sur sa machine enregistreuse, il s’est donc rendu à La Malbaie pour son premier spectacle. Cela a marqué pour lui le début d’une aventure de quelques mois qui demeure pour lui une expérience inoubliable à avoir côtoyé et appris de ces grands artistes.

Porteur de traditions

Quand Bertrand était jeune, le grand folkloriste des Îles Avila Leblanc, accompagné du père néo-écossais Anselme Chiasson, parcourait les maisons de Pointe-aux-Loups pour recueillir le patrimoine musical des Îles. Ils ont été les pionniers de cette démarche de collecte, et Bertrand garde un souvenir vif de ces soirées.

Son père était le violoniste attitré de ces rassemblements, celui qui veillait à impliquer les autres invités pour fournir la matière première aux collecteurs. Monsieur Deraspe emmenait toujours son fils et, très tôt, Bertrand a compris l’importance de conserver ce patrimoine vivant. Toute sa vie de musicien a été imprégnée de cette quête d’apprentissage et du partage de cette musique. À son tour, il a réalisé des collectes, et une partie de son travail a été compilée sur la plateforme Les Héritiers. Pour les Madelinots, Bertrand est un porteur de traditions, une mémoire vivante. Il a cette capacité à capter et intégrer des éléments particuliers de la tradition, puis à les faire circuler.

Bertrand, son fils Justin et son père Arnold

On ouaira, une pièce composée et jouée par Bertrand

Cinq décennies en mer

Bertrand a passé sa vie au large. Dès son plus jeune âge, il a accompagné son père, s’imprégnant déjà de cette vie en mer. Durant 19 ans, il a travaillé comme aide-pêcheur auprès de son père, pour ensuite devenir capitaine de son propre bateau, le Mario 4. C’est pendant ces journées à naviguer qu’il a vécu ses plus grands moments de liberté, certes, mais la mer rime aussi souvent avec inquiétudes!

Bertrand à la barre de son bateau

Bien que Bertrand ait aujourd’hui pris sa retraite de la pêche, l’appel se fait sentir chaque début de saison. Ainsi, pour se faire plaisir, il retourne toujours quelques journées en mer en compagnie de son fils Justin, qui a pris la relève.

Quand l’hiver arrive…

En novembre dernier, à mon dernier passage chez Bertrand, son arrière-cour était jonchée de casiers à homards, puisqu’il aidait son fils à préparer la saison hivernale. Il affectionne particulièrement cette période propice aux rencontres et à la musique. Bientôt, Bertrand disposera donc de plus de temps pour se rassembler avec ses amis et faire sonner son violon. Il collaborera à des arrangements musicaux; il continuera de soutenir l’entreprise de son deuxième fils; et, enfin, il profitera de ses dimanches avec ses trois enfants et ses trois petits-enfants. Car, chacune de ces journées, avec son épouse Carmen, il réunit leur clan. Le couple chérit ces précieux moments avec les siens à l’occasion desquels les rires et la musique font vibrer les murs de la maison.


* Petit lexique de Bertrand 

«Muler»: chantonner un air sans paroles.

«Rabousiner»: continuer et réinventer à sa façon.

«Reel»: pièce de violon pour faire danser. La plupart du temps, ces pièces n’ont pas de titre officiel, sinon le reel de celui qui l’a entendu le premier de la grande terre et l’a rabousiné à sa manière. Ainsi, il y a le reel de Joseph à Bella, de Georges à Phil, etc.

«Canton»: mot encore utilisé aux Îles pour parler du secteur précis d’un village.

Rédaction: Caroline Bujold
Image d’entête: Isaac Leblanc