Un p’tit rhum avec le peintre Réal Arsenault, 91 ans

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Aux Îles-de-la-Madeleine, Réal, c’est un monument. Cette figure de l’art contemporain a été un précurseur québécois de la pratique de l’aluchromie, une technique qui consiste à peindre sur de l’aluminium. Aux Îles, il s’est démarqué par son avant-gardisme et son engagement. En 2023, nous aurons la chance de mieux saisir son univers dans un documentaire réalisé par sa petite-fille, la documentariste Barbara Arsenault, ainsi que par le réalisateur et musicien Pierre-Philippe Côté (alias Pilou).

On dit de Réal qu’il a été l’un des premiers Madelinots à peindre sa maison d’une couleur flamboyante, contribuant à amorcer cette tradition qui rend ce paysage si unique. C’est d’ailleurs dans sa maison mauve, perchée à Gros-Cap, qu’il m’a accueillie avec un «p’tit rhum» lors de mon récent passage sur place. Celui que les gens des Îles appellent affectueusement «l’Ancêtre» m’a raconté qu’il n’a vraiment pas le temps de mourir: «Je souhaite encore tout voir et tout comprendre.» Ensemble, nous avons discuté de sa carrière artistique, certes, mais également de politique, d’environnement et des liens qui se tissent au fil du temps.

Le parcours d’un homme libre

Réal, Madelinot ascendant taureau. Photo: Julien Leblanc.

Réal Arsenault a des racines gaspésiennes, mais il est né à Québec. Il a ensuite vécu à Montréal et à Paris, avant de s’établir finalement aux Îles-de-la-Madeleine au début des années 70. Cinquante ans plus tard, il y demeure toujours, et son amour pour sa terre d’adoption ne semble pas se tarir.

Au cours des années 50, sa route artistique s’est confirmée par ses études à l’École des beaux-arts de Québec, puis à l’Institut des arts graphiques de Montréal. Son parcours étudiant a été ponctué par le manifeste Refus global et la Grande Noirceur ayant précédé la Révolution tranquille. Cette période de transformations idéologiques, Réal l’a vécue auprès d’étudiants et d’amis qui partageaient les mêmes valeurs que lui. À maintes reprises, il aura donc milité en faveur d’une plus grande liberté d’expression pour les Québécois sur la place publique.

Au début des années 60, de retour de Paris — où il dessinait des portraits à la place du Tertre, sur la butte de Montmartre —, il a décidé de continuer cette pratique sur la terrasse du Château Frontenac. Il y sera rapidement intercepté, car il était interdit de dessiner ou peindre dans les rues de Québec, avec ou sans intention commerciale! Une de ses amies a alors écrit au maire Hamel pour protester contre cette vieille loi datant du début du siècle. Cela a assurément été l’une des prémisses qui l’ont amené à octroyer des permis de pratique dans les rues de Québec, ainsi qu’à créer l’incontournable rue du Trésor.

En décembre 1969, Réal Arsenault a été arrêté à la suite d’un geste de désobéissance civile qu’il a commis devant le Monument-National de Montréal. Il s’y trouvait pour protester contre un règlement du gouvernement Drapeau-Saulnier interdisant les manifestations au centre-ville de Montréal. Pour marquer l’imaginaire, Gaston Miron y a lu la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée à Paris en 1948. Aux côtés de Réal marchaient Gérald Godin et Pauline Julien ainsi que quelques centaines d’artistes et militants syndicaux, qui ont tous été arrêtés. Le lendemain, un article du Journal de Montréal titrait «Une prison transformée en Institut de Haut Savoir».

Aluchromie — Un des rares artistes québécois à pratiquer cette forme d’art

Aluchromie — 8 x 4 pieds. Photo: Julien Leblanc.

Aimant particulièrement expérimenter, il a travaillé avec une panoplie de techniques artistiques. D’une décennie à l’autre, l’artiste s’est donc exprimé par l’aquarelle, la peinture à l’huile, le travail du verre, la gravure, la sculpture sur neige, le tannage de peaux de loup-marin, etc. En revanche, c’est par la pratique de l’aluchromie qu’il s’est démarqué.

Aluchromie — 2 x 2 pieds. Photo: Julien Leblanc.

Ce procédé à la luminosité exceptionnelle réside dans l’application de couleurs sur des plaques d’aluminium traitées à l’électrolyse. La plaque est ensuite colmatée pour fixer la couleur. La surface métallique miroitante de l’aluminium et la transparence des couleurs sont pour Réal les attraits principaux de cette technique inventée par les Allemands à la suite à la Seconde Guerre mondiale. Cette méthode permettait de fixer de manière permanente la couleur sur les avions.

Peu d’artistes pratiquent l’aluchromie au Québec. La complexité du travail, les couleurs qui s’estompent par les rayons ultraviolets et le fait que la surface soit très facile à égratigner découragent la majorité d’entre eux.

Pour ses aluchromies comme pour ses autres tableaux, Réal a toujours peint à plat; sur le plancher pour les grands et sur une table pour les plus petits. Comme son travail se veut abstrait, il peint en tournant autour de son œuvre en gardant un axe central, puis il choisit le sens de son tableau à la toute fin. Réal qualifie son art d’abstraction lyrique, mais en lien avec l’existence et son environnement. Ainsi, il souhaite offrir aux gens une lecture poétique de son œuvre.

Quand je lui ai demandé ce qu’il en était actuellement de sa pratique, il m’a répondu:

«Pour créer, je dois avoir le cœur léger et confiance en l’avenir. Avec la pandémie et la guerre en Ukraine, mon esprit n’est pas tranquille. Ma créativité ne se commande pas. Puis, en plus, c’est de l’ouvrage, vieillir; le vieux, il faut le lever, le laver, le nourrir… Je crée donc moins; c’est comme ça.»

Au cours de sa carrière, il a participé à de multiples expositions individuelles et collectives au Québec, au Canada, aux États-Unis, en France et en Italie. Au fil des années, son travail s’est vu récompensé à maintes reprises. Il a notamment reçu le Prix d’excellence du Québec au Concours provincial de sculpture sur neige du Carnaval de Québec, le premier prix de la Fondation Paul-Hubert aux Îles-de-la-Madeleine et le Prix du mérite Royal Canadian Academy of Arts.

Les Îles: engagement et transmission

En 1971, après quelques dizaines d’années à avoir pratiqué son art dans les grandes villes du Québec et à l’étranger, Réal s’est installé aux Îles. Son premier défi a été d’implanter et diriger le CREA (centre de recherche et d’éducation en artisanat) de l’archipel. Cette initiative de la Centrale d’artisanat du Québec visait à mettre en place 12 centres ayant pour but appuyer le développement des métiers d’art dans l’Est-du-Québec.

Carte localisant les 12 CREA. Dessin: Cyril Simard.

À l’époque, il existait une coopérative d’artisanat et un Cercle de Fermières, mais les boutiques, les ateliers et la pratique artistique autonome étaient à peu de choses près inexistants. Le bagage qu’il a alors transmis à la communauté a été d’une grande richesse.

Son ami François Turbide, fondateur de l’atelier de verre soufflé La Méduse, décrit Réal à son arrivée aux Îles: «C’était un homme avec du panache, un électron libre qui a exercé sa pratique artistique ouvertement en inspirant ses pairs.»

Dans les années 70, Réal a innové en étant l’un des premiers propriétaires d’une boutique d’artisanat aux Îles. Nommé Au loup marince lieu de tous les rendez-vous avait pignon sur rue à Cap-aux-Meules, à l’emplacement de l’actuel Tim Hortons. On y trouvait ses aluchromies, des bijoux créés à partir de petites pièces d’aluchromie, ainsi que des produits fabriqués avec du loup-marin par des artistes «du continent». C’est d’ailleurs durant cette période que les touristes ont commencé à venir aux Îles à bord du Manic, premier traversier à effectuer la liaison entre Cap-aux-Meules et Souris. C’était l’essor de l’industrie culturelle, si riche à l’heure actuelle.

En 1990, il a participé à la fondation d’Arrimage, Corporation culturelle des Îles-de-la-Madeleine. Cet organisme, toujours existant et essentiel sur le territoire, vise à dynamiser la vie culturelle des Îles et à apporter du soutien aux artistes et aux organismes culturels du territoire.

Et tout récemment, à l’occasion de la 26e Fête du Canton de Gros-Cap, il a collaboré à l’organisation du traditionnel Barbouill’Art. Cette activité, pour laquelle il s’implique depuis les débuts, consiste à inviter la population à créer une œuvre qui sera ensuite vendue aux enchères pour recueillir des fonds pour la Corporation du Parc de Gros-Cap.

Ces humains qui traversent tout un siècle

Toujours sur un fond de musique jazz, Réal m’a accueillie trois fois plutôt qu’une dans sa maison mauve. Il m’a offert un café, un spaghetti, un deuxième rhum et, finalement, une visite sur la butte du vent. Vous l’aurez deviné: j’ai été totalement charmée par cette rencontre. On a tellement à apprendre de ceux qui nous racontent la vie, leur vie! La sienne a été à la hauteur de ses attentes, riche de partages, de création et de liberté.

Rédaction: Caroline Bujold