Homardiers – La recherche précise les risques et soulève de bons vents

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Arriver au port avant le lever du jour. Monter à bord et passer de longues heures en mer, dans l’humidité, le froid et le vent. Circuler sur un pont en mouvement, glissant, encombré de gréement. Manipuler de lourds casiers et des masses de cordages sur cette surface instable.

Le métier de pêcheur est aussi difficile que dangereux : efforts excessifs, mouvements répétitifs, risque de glisser sur le pont, d’être heurté par des objets, de subir un accident nautique, d’être coincé ou écrasé par du gréement et de faire une chute par-dessus bord. Incursion dans un univers méconnu, pour quiconque vit ailleurs qu’en région maritime, où des recherches en santé et en sécurité du travail posent des balises.

Après des interventions de la CSST suivant quelques plaintes et accidents, un choc ébranle le milieu de la capture du  homard : en avril 2010, dans la baie des Chaleurs, un aide-pêcheur tombe à la mer et se noie. L’enquête démontre que la hauteur de certains des pavois des homardiers ne dépasse pas les genoux des pêcheurs. Ceux-ci doivent en effet pouvoir déposer les casiers sur la table accolée au pavois pour les munir de bouette avant de les jeter à l’eau, puis à nouveau pour en retirer les prises. Du coup, la CSST établit un plan d’action, exigeant que les aides-pêcheurs portent dorénavant un gilet de sauvetage et que les capitaines installent une échelle ou un autre dispositif pour faciliter la remontée à bord. Bien que l’application de ces nouvelles normes évitera sans doute que d’autres chutes par-dessus bord aient des conséquences mortelles, l’inspecteur Michel Castonguay croit qu’il faut chercher des moyens d’endiguer le problème à sa source : « Je ne veux pas les faire flotter, je ne veux pas qu’ils tombent ! » Transports Canada et la CSST s’adressent à l’IRSST pour que des recherches sur la sécurité dans ce secteur soient entreprises. L’Institut entend cette demande et se retrouve à l’abordage avec Merinov, le Centre d’innovation de l’aquaculture et des pêches, déjà bien ancré dans le milieu. L’ergonome consultant Jean- Guy Richard réunit une équipe de scientifiques de l’Université Laval. En plus de l’inspecteur de la CSST et d’un représentant de Transports Canada, Pêches et Océans Canada ainsi que des associations de pêcheurs assurent leur collaboration en participant au comité de suivi qui est mis en place. S’enclenche alors la phase 1 d’une recherche intitulée Analyse des risques et identification de pistes de prévention des chutes par-dessus bord de l’équipage des homardiers du Québec. Pendant l’élaboration du projet et la constitution de l’équipe de recherche, un second pêcheur décède en mer, cette fois au large des îles de la Madeleine, en mai 2011.

Au mouillage

Essentiellement concentré en Gaspésie et aux Îles-de-la-Madeleine, le secteur de la pêche au homard, qu’on peut à la limite qualifier de familial, présente des contraintes particulières. « Il n’est pas facile de pénétrer ce milieu pour y faire des recherches, constate Jean-Guy Richard. Il est composé de très, très petites entreprises, avec chacune un capitaine et un ou deux aides-pêcheurs, le plus souvent quelqu’un de la famille. » « Le premier défi était de faire converger les quelque 550 propriétaires de bateaux vers la problématique, confirme Francis Coulombe, biologiste chez Merinov. Étant donné l’importance de la composante humaine dans ce dossier, il a d’abord fallu faire un travail de construction sociale. » S’ajoute à cette difficulté un certain esprit de tolérance de gens qui, depuis des générations, travaillent dans un environnement hostile et des conditions souvent pénibles. « Oui, c’est un métier dangereux, mais avec l’expérience, il y a moyen de gérer le danger », témoigne Mario Déraspe, président de l’Association des pêcheurs professionnels des Îles-dela- Madeleine, qui pêche le homard depuis 38 ans. Les choses se compliquent encore en raison de la grande variabilité de la configuration des bateaux, chaque capitaine « habillant » le sien en fonction de ses besoins. L’emplacement et l’aménagement des postes de haleur et des tables-supports de casiers varient également, alors que les viviers peuvent aussi prendre diverses formes et se trouver à l’avant ou à l’arrière de l’embarcation. Les modalités de la récolte et les spécificités des zones de pêche diffèrent  tout autant. De plus, la saison se résume   à six ou sept sorties hebdomadaires en mer pendant neuf  semaines et aucun quota ne régit ce type de capture. Ces caractéristiques  propres à la   pêche au homard en font une activité très compétitive, comme l’observe Mario Déraspe : « Dans tous les temps et dans toutes les conditions, tout le monde essaie de pêcher le plus possible. »

Bonne prise

C’est dans ce contexte que les chercheurs, considérant que les pêcheurs sont des experts de la gestion des risques en mer au jour le jour, adoptent une approche participative. Ils sollicitent leur collaboration et se mettent à l’oeuvre. Ils font des entrevues sur les quais et des sorties en mer, observent et filment l’activité réelle de la pêche au homard, puis rencontrent les participants pour valider leurs analyses. S’appuyant sur 50 événements dangereux que ces derniers ont rapportés, ils décrivent une dizaine de scénarios de chutes par-dessus bord et de « passés proches », confirmant que le gréement de pêche est impliqué dans la moitié des cas. Ils notent que le travail aux postes du haleur et du support des casiers s’avère spécialement dangereux. Ils constatent aussi que la première mise à l’eau, bien que non quotidienne, constitue la tâche la plus à risque. « C’est une des journées les plus dangereuses de l’année », atteste Mario Déraspe, qui remarque cependant une amélioration depuis que le règlement interdisant de démarrer à des vents de plus de 20 noeuds modère les plus téméraires. On constate par ailleurs que les pêcheurs manipulent chaque jour, à bout de bras, de 250 à 280 casiers pesant de 75 à 80 livres chacun, ce qui pose d’autres risques. Bref, le travail sur un homardier présente de nombreux risques.

La recherche indique deux avenues de solutions : 1o intervenir sur l’élément humain en sensibilisant les pêcheurs aux risques et en les incitant à adopter des comportements sécuritaires et 2o revoir l’aménagement des postes de travail sur les bateaux. Cette dernière piste amène les chercheurs à préparer une seconde étude, soit Amélioration de la sécurité et de l’ergonomie des postes de « haleur et table-support des casiers » des homardiers. Ils retournent donc en mer pour détailler la variabilité des aménagements des embarcations et pour approfondir leur analyse de l’activité et des risques. Cela leur permettra de proposer ultérieurement des paramètres de conception de ces deux postes de travail pour que les capitaines puissent les modifier en conséquence.

Entre-temps, propager les meilleures pratiques tombe sous le sens. L’étude initiale ayant dégagé les stratégies de prévention  que les pêcheurs ont eux-mêmes  élaborées, sa deuxième phase consiste à concevoir un outil qui servira à diffuser les plus efficaces d’entre elles. Les chercheurs  ont relevé une cinquantaine de  ces savoirs de prudence, les ont validés avec les pêcheurs et en retiendront 10 ou 12, selon leur importance. L’outil prendra vraisemblablement la forme d’une vidéo. « On s’est aperçus que les pêcheurs étaient très intéressés quand on leur  montrait des clips sur la façon dont les  autres travaillent, ça leur allumait des  lumières », constate Jean-Guy Richard. En parallèle, la CSST mettra à jour son guide Santé et sécurité à bord des bateaux de pêche.

Dans l’intervalle, la collaboration entre les organismes intéressés à la SST des pêcheurs de homard s’est bien enclenchée. Se joignent au comité de suivi d’origine l’École des pêches et de l’aquaculture du Québec, la Commission scolaire des Îles-de-la-Madeleine et le Comité sectoriel de la main-d’oeuvre des pêches maritimes. Un projet de valorisation des résultats des deux recherches est amorcé.

Ces résultats démontrent qu’il s’avère tout aussi nécessaire de revoir l’aménagement des bateaux que de partager les savoirs de prudence, d’autant plus qu’il existe un lien entre méthodes de travail, agencement des embarcations et gréement. Par exemple, modifier le support des casiers à homards pour que les pêcheurs puissent y déposer les cordages permettrait de dégager le pont, ce qui réduirait leur risque de culbuter en s’y accrochant les pieds. Pendant toute la durée de leurs travaux, les scientifiques accordent des entrevues aux médias et saisissent toutes les autres occasions qui se présentent pour tenir le public au courant de l’évolution des études. Ainsi, avant que les solutions préconisées aient été implantées, leurs conclusions se sont largement propagées dans la communauté des pêcheurs.

Un vent de changement

En donnant la parole aux principaux intéressés et en ralliant les acteurs d’un secteur à haut risque, les recherches ont déjà produit des effets secondaires salutaires et créé une dynamique favorable à un changement de cap. « La CSST et l’IRSST font un bon travail et ne sont pas arrivés avec des solutions toutes faites, constate Mario Déraspe. Les pêcheurs sont plus conscients des risques. » « La réception du milieu a été très, très bonne, note Michel Castonguay, et ce n’est pas étranger au fait que la recherche a impliqué les pêcheurs, qui ont ainsi pris davantage conscience des moyens qu’ils peuvent prendre pour éviter les chutes par-dessus bord. » En fait, tous les intervenants du milieu ont, d’une façon ou d’une autre, contribué aux études (voir l’encadré Le complexe partage des compétences ). « Nous voulons travailler en partenariat, insiste Robert Fecteau, gestionnaire à la sécurité et à la sûreté maritimes chez Transports Canada, de façon globale, pour toucher tous les aspects de la problématique, dont la culture de la sécurité des pêcheurs, parce qu’il faut avoir une approche systémique pour vraiment améliorer la sécurité dans les pêches. »

 

Le complexe partage des compétences

Malgré le mythe voulant que le capitaine soit seul maître à bord après Dieu, les exploitants de bateaux de pêche, dont les homardiers, sont soumis à une foule de lois et de règlements, dont neuf lois fédérales et sept provinciales. C’est que les gouvernements du Canada et du Québec se partagent les compétences dans ce secteur. Voici un aperçu de leurs attributions respectives :

Canada

Qualification du personnel navigable, conformité de la construction des navires, équipements de sauvetage, de lutte contre les incendies et de navigation, état de navigabilité des bateaux, mesures assurant la sécurité des bateaux, règles de navigation, prévention de la pollution

Québec

Activités de travail de l’équipage, exploitation des navires et des équipements, activités de pêche, engins de pêche, équipements de protection individuelle

Compétences partagées

Travail accompli pour la navigation du navire ou le transport maritime, éléments de construction requis pour contrôler les risques auxquels les travailleurs sont exposés et mesures pour assurer la sécurité des personnes


 

Notons de plus que Pêches et Océans Canada est responsable de plans de gestion ayant un effet direct sur la santé et la sécurité en mer.

Un exemple des chevauchements possibles ? Si un pêcheur se blesse en jetant son ancre par-dessus bord, est-ce un Ce n’est tellement pas simple que la CSST et Transports Canada ont signé un protocole , explique Robert Fecteau. Un comité, coprésidé par un représentant de ces deux organisations, en assure l’application. Transports Canada a par ailleurs collaboré aux recherches de l’IRSST notamment parce que les règles de construction des navires relèvent du fédéral. Ainsi, si les chercheurs proposaient, par exemple, des paramètres de conception impliquant de rehausser les pavois, cela pourrait se traduire en une exigence réglementaire canadienne.

De leur côté, les membres du Comité permanent du Québec sur la sécurité des bateaux de pêche, créé en 2004, collaborent pour, entre autres, éviter les duplications. Ce comité, où la CSST et Transports Canada occupent des sièges permanents, réunit également Pêches et Océans Canada, la Garde côtière canadienne, l’École des pêches et de l’aquaculture du Québec, le Bureau d’accréditation des pêcheurs et des aides-pêcheurs du Québec ainsi que des représentants de l’industrie. Cette tribune fait une large place aux pêcheurs et à quiconque s’intéresse à la sécurité de la pêche commerciale.

Les périls auxquels sont exposés les travailleurs de l’industrie halieutique ne se limitent pas aux seuls homardiers. Certains résultats des recherches pourraientils contribuer à améliorer la situation sur les crabiers, les crevettiers et autres catégories d’embarcations ? « Les dangers ne sont pas exactement les mêmes et il s’agit de bateaux très différents », signale Michel Castonguay. L’inspecteur estime que si des applications directes sont peu probables, les travaux scientifiques ont néanmoins des retombées indirectes sur la perception des dangers et de la prévention. « C’est surtout l’approche qui est exportable, renchérit Robert Fecteau, mais il serait souhaitable d’élargir l’analyse à tous les autres types de pêches. » Jean-Guy Richard croit pour sa part que certains facteurs sont universels, « comme l’adhérence ou le nettoyage du pont, la vitesse du travail et les comportements ».

Accorder davantage d’importance à la prévention dans les pêches s’avère crucial, surtout qu’il est difficile de recruter de nouveaux travailleurs. « Si on leur offre des conditions de travail moins risquées, si le travail en mer est facilité autant en ce qui concerne les risques mortels que la détérioration de la santé à long terme, il sera plus facile d’assurer une relève », convient Francis Coulombe. L’objectif ultime, selon Michel Castonguay, est que les pêcheurs parviennent à gérer la SST à bord de leurs bateaux, « comme ils font déjà la gestion de leurs prises, du carburant, etc., et qu’ils l’intègrent à leur gestion quotidienne ». Bref, tous visent idéalement à ce qu’aucun pêcheur ne se retrouve à flotter en mer puisqu’aucun n’y tombera plus.

 

Source : Magazine Prévention au travail