Géo Plein Air : Des chars, des glaces et des îles

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Vêtu comme un yéti et casqué comme un skieur alpin, je suis allongé à l’intérieur d’un véhicule longiligne en fibre de verre rouge, qui me rappelle vaguement un dragster. Un dragster sans roues ni moteur, monté sur des patins, hérissé d’un long mât et qui ne peut compter que sur le vent pour se mouvoir.

À mes côtés, Eudore Gaudet tient d’une main un volant de bateau et de l’autre, le cordage avec lequel il contrôle sa voile. «T’es prêt? Attache ta tuque!» lance ce Madelinot à l’accent amariné, alors qu’il cherche le vent. Après quelques claquements secs, sa voile se gonfle et nous propulse brusquement vers l’avant, enfonçant subito presto mes omoplates dans le siège capitonné.

Sssccccchhhhhhh… Le bolide d’Eudore prend rapidement de la vitesse, tandis que ses patins d’acier strient la mince croûte de neige qui recouvre la lagune gelée du Havre aux Basques. Le vent humide me gifle les joues et me plisse les yeux, mais j’exulte: j’ai l’impression de rouler à fond la caisse sur une plaine de givre ou un grand lac salé.
«À quelle vitesse allons-nous maintenant?
– Au moins à 80 km/h… Accroche-toi, on va virer de bord!»

Sans ralentir d’un chouia, Eudore relâche sa voile et braque son bolide d’un solide coup de volant: le char à glace effectue alors un virage à 180 degrés, sans même que le patin intérieur ne se soulève ou que tout le bazar ait envie de s’encastrer dans le décor. Vous avez dit «stabilité»?

Puis Eudore replace sa voile et se met à remonter contre le vent, comme il le ferait en louvoyant à bord d’un voilier, et c’est de nouveau la fulgurante accélération. Droit devant, d’autres voiles colorées piquent l’horizon: chacun leur tour, des chars à glace nous croisent à une vitesse folle – jusqu’à 115 km/h –, certains y allant même de figures de style, en n’étant portés que par deux patins sur trois.

Un terrain de jeu pour gentils givrés
En ce doux après-midi de mars, une dizaine d’adeptes sillonnent la surface de cette lagune de l’archipel madelinien, qui forme le lieu de prédilection des fanas du genre, dans un espace gélifié de 16 km sur 4 km. Dès qu’ils en ont l’occasion, tous se retrouvent ici, à commencer par Eudore, qui a importé cette activité aux Îles, il y a une vingtaine d’années.

Fasciné par ces embarcations à voile qu’il voyait évoluer à l’étranger, et conscient du potentiel que représentait son coin de pays venteux, Eudore s’est donc procuré les plans d’un char à glace – un petit DN 60 –, lors d’un voyage aux États-Unis, avant de s’en construire un exemplaire, à temps perdu.

«Dès que j’ai commencé à jouer avec ça sur la lagune, mes chums de hockey ont tous voulu en avoir un!» explique-t-il, ce qui fut rapidement chose faite. Mais le DN 60 a vite atteint ses limites: trop petit, pas assez confortable, dur pour le dos et peu adapté aux surfaces irrégulières des lagunes madeliniennes, avec ses patins rachitiques.

«Ici, la glace n’est pas toujours lisse et il y a souvent une croûte de neige durcie en surface, à cause des vents, du redoux, de la fonte et du redurcissement», souligne Claude Bourque, autre Madelinot adepte de char à glace. Il fallait donc remédier à tout cela, et Eudore s’en est chargé en s’inspirant d’un Skeeter – l’équivalent d’une formule 1 sur patins – conçu en… 1937. «En 2000, je me suis ainsi fabriqué un char à glace de toutes pièces, et c’est ce que j’utilise encore aujourd’hui», dit-il.

Un miniclub social madelinien
Aux Îles, le char à glace est bien plus qu’une activité de plein air et un loisir hivernal, car la construction du bolide lui-même fait presque autant partie de l’expérience.

«Il faut mettre entre 300 et 400 heures pour obtenir un bon char, alors on fait ça quand on a le temps, les soirs et les fins de semaine », explique Eudore. Dans son atelier adjacent à sa résidence – qui forme le principal QG des tripeux de chars à glace –, on se réunit souvent pour regarder un match de hockey à la télé ou siroter une petite froide tout en gossant sur une coque ou un patin de char.

«Les gars débarquent à l’improviste pour jaser avec celui qui est en train de travailler sur sa coque, et pour donner leur avis: tout le monde apprend des bons coups et des erreurs des autres», explique Claude Bourque. Car en dignes descendants de patenteux acadiens, ces ingénieux Made­linots savent partir de rien pour réaliser de petits miracles. Hormis les voiles, souvent fabriquées par des spécialistes, la quasi-totalité des chars est fabriquée à la main, tantôt avec un vieux mât amputé de 10 pieds, tantôt avec des matériaux bruts.

«Aux États-Unis, il y en a qui dépensent jusqu’à 1200 $ pour des patins en cadmium, dit Eudore, et jusqu’à 50 000 $ pour un char. Ici, on va chez le quincaillier s’acheter des tiges d’acier et on peut s’en tirer pour 400 $ les trois patins, et pour 8000 $ pour tout le char.» Main-d’œuvre non comprise, il va sans dire.

La quête de la Quenouille d’or
Il est rare que la saison madelinienne de char à glace débute avant janvier, et pour encourager les adeptes à l’entamer, on organise chaque année un minidéfi, celui de la Quenouille d’or – en référence à la canne à pommeau d’or remise au capitaine du premier bateau à entrer dans le port de Montréal, en janvier. Pour la remporter, un pilote doit atteindre le premier le «plan d’asphalte», une ancienne carrière située au nord de la lagune du Havre aux Basques.

Cela fait, la pratique de cette activité ne se limite pas qu’à ce site. «On est déjà partis trois jours en expédition jusqu’à Grosse-Île et Grande-Entrée, dans le nord de l’archipel, avec notre tente et notre sac de couchage attachés à la coque, dit Claude Bourque. Le soir, on monte les tentes à l’abri, on passe la nuit sur place et on revient le lendemain.»

Même si aucun accident grave ne s’est jamais produit en 20 ans de pratique, les adeptes se méfient des langues de sable – leurs pires ennemis –, des tas de cailloux qui peuvent émerger des glaces et… des trous d’eau.

Un jour, Eudore a ainsi défoncé la glace de la lagune, et son char s’est retrouvé au fond de l’eau. «Il ne restait plus que le mât qui dépassait! dit-il. J’ai donc téléphoné à mon ami scaphandrier, qui est descendu sous l’eau pour attacher mon char, poursuit Eudore. Puis nous l’avons sorti en gang, à la force du bras!»

Nul doute qu’à la suite de cet incident rocambolesque, tout le monde s’est retrouvé à l’atelier d’Eudore, une bière à la main, pour nettoyer le char trempé et… parler de la prochaine sortie, quand les glaces auraient repris pour de vrai.

 

Gary Lawrence (texte et photos)