Traditions : Les mi-carêmes sur les collines de Fatima

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PAR Jean-François Nadeau
Article paru le 9 mars 2013

Aux Îles de la Madeleine, l’hiver plonge de toute sa blancheur dans la nuit pour s’ouvrir aux mystères de l’immémoriale fête de la Mi-Carême. Des centaines de fêtards masqués, jeunes et moins jeunes, vont de maison en maison pour boire, manger, taper du pied et rire un bon coup. Cette semaine, ils sont plusieurs centaines à défiler ainsi dans certaines des maisons les plus populaires du village de Fatima.

Chez René Chevarie, «René à Théo», les préparatifs de la fête commencent dès l’après-midi. La nuit venue, une enseigne éclairée annoncera aux mi-carêmes qu’ils peuvent s’arrêter là. En attendant la nuit, René, 49 ans, achève de préparer son plancher pour la fête. Il le recouvre de cercueils de carton. « Je les garde chaque année. J’ai acheté mon cercueil déjà à cause de ça. » Roger Cummings, large sourire de commerçant bon vivant, explique qu’il ne « faut plus chercher de cartons aux îles ces jours-ci ». Toutes les maisons en couvrent leurs planchers.

Le jour durant, les femmes s’affairent à préparer des montagnes de sandwichs. Depuis des mois, les familles surveillent la fermentation de leur « bière des îles », de la « bagosse » et « des vins clairs », autant de noms pour décrire des alcools très sucrés à base de petits fruits ou de céréales. « Attention, c’est traître ! », répète-t-on partout. Pendant trois soirs, tout le monde va manger « plein ventre », comme on dit ici. Puisqu’on n’est jamais trop prudent, on fait aussi des réserves de « bières de ville » par caisses de 24 bouteilles, empilées les unes sur les autres à l’entrée des maisons.

Pour la suite du monde, le film de Pierre Perrault, témoigne de l’existence de cette tradition du côté de l’Isle-aux-Coudres au début des années 1960. Au Québec, ces réjouissances ne sont plus célébrées qu’à Natashquan, à l’Isle-aux-Grues et aux îles de la Madeleine, à Fatima. On en trouve d’autres manifestations aujourd’hui encore chez les Acadiens de la région de Chéticamp ainsi que dans la péninsule de Port-au-Port, à Terre-Neuve.

La Mi-Carême, René Chevarie la fête depuis qu’il sait marcher. « Ma mère était déjà une mordue de ça 60 ans passés », dit Jean-Yves Gaudet. Un octogénaire comme Gérard Leblanc conserve lui aussi le souvenir des fêtes de la Mi-Carême au temps de sa première jeunesse. La mère d’Hector Chevarie, 88 ans, se souvient quant à elle que sa mère se costumait déjà à la Mi-Carême alors qu’elle était toute petite : « Ça a plus que cent ans aux îles. »

Les célébrations de la Mi-Carême sont désignées par le ministère de la Culture élément du « patrimoine immatériel ». Les origines de cette fête plongent leurs racines dans les profondeurs du Moyen Âge européen, comme le souligne l’Écomusée de la Mi-Carême, ouvert à Fatima depuis l’été 2011.

Briser les interdits

Au milieu du jeûne du Carême, cette relâche carnavalesque permettait d’alléger un peu le lourd système d’interdits qui pesait sur chacun l’année durant. Peut-être la tradition s’est-elle maintenue davantage chez les insulaires du Saint-Laurent en raison d’un poids d’interdits encore plus écrasant qu’ailleurs. Encadrés longtemps tant par l’Église que par un système d’exploitation économique de type seigneurial, les Madelinots continuent aujourd’hui de devoir supporter à tout le moins la condition d’insulaires.

Sylvain Lapierre, propriétaire de l’hôtel Bellevue, un des deux seuls établissements du genre ouverts en hiver aux îles, résume : « Encore aujourd’hui, si tu veux des bottes et qu’on a pas ce que tu veux au magasin, tu vas pas les trouver ailleurs. Tu vas devoir t’en passer ou attendre une commande qui arrivera peut-être dans plusieurs jours, si t’es chanceux. C’est ce que j’ai trouvé le plus difficile en revenant aux îles. À Montréal, j’avais tout de ce que je voulais, tout de suite. » Claude Roy, un ancien employé d’Hydro-Québec installé aux îles pour sa retraite, confirme le poids des hivers sur ce pays splendide : « Quand le temps est mauvais et que les transports sont bloqués – plus d’avions, plus de bateaux -, on voit vite à l’épicerie ce qui manque. »

Pour Roger Cummings, un rieur qui possède ce sens de la parole propre aux Madelinots, « la Mi-Carême, c’est une religion ». Il croit que, bien ravivée, une fête pareille pourrait ramener du monde à l’église. « On est des croyants. On va à l’église. La fin de semaine dernière, le curé s’est déguisé en mi-carême. Il a même fait jouer la chanson de la Mi-Carême ! Tout le monde est sorti de là très excité. J’ai appelé le curé. Il est supposé venir déguisé chez nous à soir. »

Changer d’identité

Marguerite Thériault, une agente de voyage à Montréal, ne manque jamais de venir aux îles en hiver pour la Mi-Carême. « J’arrive de Tahiti ! Quand je peux, je viens ici pour la Mi-Carême. C’est unique ! » Sa cousine et elle portent de beaux masques colorés auxquels sont fixées de longues plumes sombres. « J’ai acheté nos masques à Venise. L’an passé, je les avais pris à La Nouvelle-Orléans. »

Les déguisements de la Mi-Carême sont de tous les genres. Le masque de caoutchouc domine, alors que les masques traditionnels, façonnés patiemment à l’aide de carton, de bois et de peinture, apparaissent désormais vraiment plus rares.

Plusieurs des mi-carêmes ont revêtu des habits d’inspiration religieuse. Bonnes soeurs aux robes noir corneille, évêques aux têtes d’enterrement, petits curés et vicaires de village, zouaves pontificaux : tous s’avancent bras dessus, bras dessous, sur des airs de guitare et de violon, portés par des musiciens doués et de gigueurs qui rappellent ceux du folklore de l’Acadie, de la Louisiane et du Canada français. Chez Gérard Leblanc, son petit-fils Gabriel, 14 ans, joue déjà de son violon comme un maître, accompagné par son père Michel du célèbre groupe Suroît. Les guitares et les violons entrent et sortent chez tout un chacun.

De nouveaux mi-carêmes arrivent toutes les quinze minutes. Monstres de nulle part, capitaines en silicone, pierrots éternellement tristes, tous poussent des roucoulements stridents. Afin de les démasquer, on pose des questions, on regarde avec attention dans le blanc des yeux, on touche, on interroge, parfois longuement. « Es-tu de Fatima, toé ? Es-tu une petite Leblanc, par hasard ? » Les liens de parenté sont éprouvés. Tout le monde change d’aspect pour que le monde, soudain, change de sens et renouvelle son histoire commune dans une fraternité renouvelée. Alors, on finit par trinquer ensemble en riant, en se tapant sur les cuisses et dans le dos. « L’an passé, ma femme m’a jamais reconnu, dit Roger Cummings. J’ai fini par lui dire avec une voix de mi-carême que j’avais déjà couché avec elle. Et elle savait pas de qui ce que c’est que c’était ! »

Les déguisements confondent même les plus perspicaces. En 2008, raconte Jeanne Arsenault, « je suis debout devant un, pis j’ai pas d’idée. Qui est-ce que c’est que c’est ? Il est tout maigre. “Es-tu un Biafra ?”, que je lui demande. “As-tu une femme ? Viens que je vais te présenter des veuves !” Pis je le tâte. J’arrive pas à trouver c’est qui. C’était le curé de Fatima ! ».

La femme de Roger Aucoin raconte une aventure du même genre : « Le député Raynald Blais, personne ne le reconnaissait nulle part. On m’avait prévenu qu’il était là. Pour lui faire plaisir, j’ai dit : “Oh, vous m’avez l’air d’un premier ministre.” Il était fier ! Il a dit : “Vous êtes la seule maison aux îles qui m’a deviné !” Mais c’était arrangé un peu… Je connais rien à la politique. Ça lui a fait du bien à ce monsieur-là. Asteure, que j’lui ai dit, vous allez reboucher les trous de sur la rue ! »

Pour avoir le droit de boire, il faut d’abord être reconnu. Le masque levé, on rit de plus belle, on danse, on admire le talent des musiciens de passage. Quelques minutes, et puis c’est déjà le moment de céder sa place à d’autres groupes, à de nouveaux costumes qui apparaissent dans le cadre de la porte d’entrée. Alors, le même jeu de devinette recommence, jusqu’aux petites heures du matin.

À Fatima, la fête de l’Halloween, somme toute récente au Canada français, ne correspond toujours à rien. Personne ne la fête. Tout en préparant ses petits sandwichs au crabe, Jeanne Arsenault témoigne : « Pour mes enfants, la Mi-Carême, c’est même mieux que Noël. Ils pourraient ne pas avoir de cadeaux, mais la Mi-Carême, ça, c’est sacré. »

Le village de Fatima compte officiellement 2686 personnes. Chez Roger Aucoin, il y a eu un soir de Mi-Carême de l’an passé 1122 personnes, soigneusement comptées une à une par le responsable de l’accueil. Quand les masques de la Mi-Carême tomberont pour de bon ce samedi soir à Fatima, la vie commune sera plus à même d’être vécue pour une autre année encore.

LA UNE :Les déguisements de la Mi-Carême sont de tous les genres. Le masque de caoutchouc domine, alors que les masques traditionnels apparaissent désormais vraiment plus rares. Jean-François Nadeau Le Devoir