«Le mot Acadie me rappelle que mes ancêtres partis des Îles-de-la-Madeleine en 1855 pour fonder Natashquan étaient partis de Grand-Pré un siècle avant, avec les vôtres, coupables de survie. Nous sommes toujours accusés du même tort. Mais le procès est plus long. Les témoins plus nombreux. Et les juges, toujours les mêmes, n’ont pas fini de nous entendre, et de traduire! Je suis d’ici aussi.» – Gilles Vigneault, Tracadie, 15 mai 1970 (La Revue d’histoire de la Société historique Nicolas-Denys, janvier-mai 1984).
Peu de poètes ont mieux dit l’Acadie que Gilles Vigneault. La conception du «pays» que soutient son œuvre lui va comme un gant. Le pays de Vigneault est polysémique. On a eu raison de voir en un Québec désiré politiquement indépendant son principal référent, d’autant plus que cette référence incarnée au territoire est infiniment plus pertinente que la logorrhée xénophobe qui lui a succédé dans les médias conservateurs du groupe Québecor.
Mais à travers sa poésie, c’est aussi ce pays de l’Acadie qu’il lui reste à nous dire, qu’il lui reste à nommer. Car le pays pour Vigneault n’a pas de référent simple, ou de signifié arbitraire. À force d’en faire la figure de proue d’une cause politique, on a désappris à entendre ce qu’on serait bien avisé de prendre au sérieux… Ce pays est surtout chargée de promesses.
Aux Parisiens venus l’entendre dans la prestigieuse salle de Bobino, un soir d’avril 1977, le poète et chansonnier québécois Gilles Vigneault dissociait la notion de pays d’un sot patriotisme consistant à défendre ses intérêts de manière reptilienne. Sa pensée et son poème sont le contraire du réflexe national. Le pays, disait-il, ce n’est pas encore un territoire, c’est la conscience qu’on a de l’habiter, c’est l’affect qu’on y place à force de l’investir au quotidien. Un pays est un espace auquel on vibre comme de sa vie. D’où les assertions poétiques telles que : «Mon pays, ce n’est pas un pays…», c’est le réel sensible, l’hiver qu’on n’a de cesse d’apprivoiser; c’est l’action qu’on y conduit, le chemin qu’on y trace ; c’est le temps, par lequel notre mémoire se sédimente. D’où «Mon pays, c’est une fenêtre / Au bord de laquelle un enfant / Observe les saisons renaître / Et sur dehors couler le temps…»
Le pays de Vigneault «n’a ni président ni roi / il ressemble au pays même que je cherche au cœur de moi», il existe dans un rapport immanent au territoire, surtout côtier et rural – la ville s’y signifie toujours comme sa perversion – et sous la tension qui unit des êtres au carrefour des mots d’une même langue. Aussi est-il vissé à la mémoire du père et de la mère, mais tendu vers l’avenir de l’enfant – «C’est demain que j’avais vingt ans» est un vers qui résume cette temporalité de demain gardant toujours en tête le passé. Le pays y est ce que l’Acadie entretient comme rapport à une réalité, laquelle existe dès lors qu’une personne acadienne s’y trouve pour la reconduire dans l’espace et la prolonger dans le temps.
Dans la blanche cérémonie
Où la neige au vent se marie
Dans ce pays de poudrerie
Mon père a fait bâtir maison
Et je m’en vais être fidèle
À sa manière, à son modèle
La chambre d’amis sera telle
Qu’on viendra des autres saisons
Pour se bâtir à côté d’elle
Son approche constitue la synthèse de ce qu’on peut nous souhaiter de mieux. Féministe, inclusif, écologiste, humaniste, hospitalier et culturel, le pays qu’il aime à dire, qu’il lui faut dire est tout entier un projet, aux antipodes de la propagande nationaliste. C’est pourquoi il se laisse si souvent penser dans l’avenir: «Je vous entends demain parler de liberté». Le pays est un désir, le temps de vivre nos espoirs.
Et s’il y a projet, s’il y a quête, c’est que cette notion de «pays» est aussi critique de tout ce qui vient le déformer au nom de la modernité: la destruction du patrimoine, l’extraction minière, l’agriculture intensive, l’urbanisation sans limites, la vie de banlieue dépoétisée. «La queste du pays» se clôt par un rappel aigu qui sourd de la mémoire: une fin de chanson en innu que le poète traduit lui-même: l’autochtone qui répond au francophone lui disant chercher son pays: «Depuis ton arrivée / J’ai beau t’observer / Je ne comprends pas ce que tu cherches / Si c’est l’Pays, tu d’vrais l’avoir / Tu me l’as volé.»
L’avenir est ailleurs, loin des modes de spoliation qui proviennent de la colonie, mais que nous avons, nous colons, hélas fait nôtres, et retournés contre nous.
À celui qui cherche un pays
Je me dois de dire d’abord
Je cherche moi-même un pays
Nous ne serons plus seuls à bord
Il me reste un peu de temps.
LA UNE : CMTL 105 CP PHOTO : 1996 (stp/Paul Chiasson).
Par professeur de philosophie au Campus de Shippagan de l’Université de Moncton.