Le Devoir : Îles de la Madeleine – L’hiver autrement

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Déjà, l’été, les Îles en jettent avec leurs falaises de grès grisées par l’écume, leurs rondouillardes buttes dénudées, l’impression de bout du monde d’un monde pourtant si près. Mais l’hiver, quand la bise leur fait la bise, c’est sans bisbille et d’autant plus revigorant qu’elles accusent un air vraiment dépaysant. Tour d’horizon boréal depuis l’un des points culminants de l’archipel madelinien.

 

Du haut des 166 mètres de la butte du Vent, l’un des plus hauts sommets des Îles, j’embrasse l’essentiel de l’archipel madelinien. Enfin. J’embrasse de mes prunelles givrées, car en ce début mars, de tôt matin, ça caille drôlement au pied de l’antenne de retransmission. Même la clôture Frost — qui n’a jamais si bien porté son nom — semble sur le point de s’effondrer tellement sa gangue de glace paraît lui peser.

 

Quinze minutes plus tôt, j’étais encore blotti au creux de ma yourte feutrée, goûtant par bribes le silence entrecoupé des pleurs lancinants du vent, lorsqu’il s’accrochait aux arbres griffus de l’une des rares forêts des Îles. Saoulé par de fortes doses d’oxygène gobées la veille, j’avais pioncé très vite et fort bien près de ma truie bourrée de braises. Mais au matin, dès que le soleil s’est pointé le bout du rai, j’ai voulu remonter le cours de l’aube du plus haut que j’ai pu.

 

En cinq jours à fréquenter ces îles, c’était la première fois que j’étais transi. Car ici, la saison froide ne l’est pas tant que ça grâce à l’omniprésence de la mer, qui tempère ses ardeurs, et malgré l’étau du bouscueil. Même que, l’ubiquité du vent aidant, la neige ne s’accumule pas toujours en immondes monceaux, et il n’est pas rare que des touffes blondes émergent çà et là de la toison blanche qui recouvre les buttes pansues, comme pour rappeler que le printemps n’est jamais bien loin. Entre les glaçons qui pendouillent du nez des falaises et les langues de sable qui rattachent les îles entre elles, même les lagunes tardent parfois à geler.

 

Tiens, du haut de la butte du Vent, j’en aperçois justement une, la lagune du Havre-aux-Maisons, où j’ai eu froid aux yeux quelques jours plus tôt. J’avais pris place à bord du char à glace d’Eudore Gaudet, qu’il a poussé jusqu’à 80 km/h avant de le faire virer comme sur un dix cents simplement en braquant son volant et en donnant du mou à la voile.

 

Chaque année, lui et ses potes taquinent les bourrasques en se réunissant sur ce terrain de jeu gélifié de 14 kilomètres pour filer à vive allure sur leurs bolides montés sur patins et mus par la seule force du vent. « Parfois, on part en expédition avec notre tente et notre sac de couchage et on remonte jusqu’à Grande-Entrée », m’avait alors dit Claude Bourque, autre adepte de char à glace.

 

C’est aussi à l’une des extrémités de cette lagune, au Cap-Vert, que je me suis initié au paraskiflex. « Tu verras, c’est plus petit et plus maniable que le paraski et c’est parfait pour commencer en ski cerf-volant », m’avait expliqué Sébastien Côté, de Vert et Mer.

 

En un peu plus de 30 minutes, le skieur alpin en moi a su tenir la bride à cette drôle de bête à voile. Et elle m’a tellement conquis qu’il aura fallu que le vent tombe pour que je cesse de me laisser porter par son souffle, sur la mince croûte couleur d’ivoire.

 

En pivotant sur moi-même sur la butte du Vent, j’aperçois maintenant l’île du Havre-Aubert, là où fermentent les succulents nectars de la brasserie À l’abri de la tempête et où vit Patrick LeBlond, peintre-céramiste contemporain établi à Bassin.

 

Durant l’hiver, si bien des travailleurs saisonniers des Îles bricolent, skient, s’adonnent à la pêche blanche, jouent au hockey ou se trouvent un boulot de fortune, la plupart des artistes et des artisans — et ils sont nombreux — entrent dans une bulle d’intense production pour répondre à la demande qui s’annonce, de juillet à septembre.

 

« Ici, l’hiver ne fait suer personne : même les tempêtes sont réussies ! », m’avait confié plus tôt Patrick, dont les oeuvres nées du froid ont récemment été exposées au Musée des beaux-arts de Montréal. « Et ici, le calme et la tranquillité hivernaux forment un excellent cadre d’isolement propice à la créativité. »

 

Tout autour de la butte du Vent, je note que ce ne sont d’ailleurs pas les tableaux de maître qui manquent dans le décor ambiant : le phare du cap Hérissé, qui l’est bel et bien en se faisant darder d’embruns ; les pimpantes maisonnettes peinturlurées, plus que jamais pétantes de gaîté parce que découpées sur une toile immaculée ; la plage de la Martinique, prise d’assaut par les déferlantes boréales ; et les cieux tourmentés, tavelés de bleu acier ou saturés d’un grain de gris d’une extrême densité. Sans compter la luminosité, souvent irréelle, qui irradie toute chose lorsqu’elle tranche le relief en l’arasant à vif en fin de journée.

 

Pour le moment, du haut de mon promontoire, j’ai beau scruter l’horizon au plus loin, le temps ne veut pas beaucir entre les pieds-de-vent, et je suis incapable d’entrevoir Grosse-Île et Grande-Entrée, où je suis allé virailler en voiture la veille.

 

Revoir Old Harry sans ses coques de noix appuyées sur leur flanc, retrouver le port exempt de bateaux de pêche et renouer avec la plage de la Grande Échouerie totalement abandonnée, tout cela avait quelque chose d’apaisant, mais aussi d’inquiétant. Surtout en songeant aux falaises plus ravalées que jamais par la mer depuis que les glaces hivernales, de plus en plus malingres, ne forment plus le rempart d’autrefois.

 

Tiens, ça ne serait pas les clochers de l’église Saint-Pierre de La Vernière que je devine maintenant là-bas, au sud de la butte du Vent ? Après quatre séjours aux Îles, il aura fallu que je vienne l’hiver pour me décider à pousser sa porte — déverrouillée, alléluia ! — et tomber à la renverse devant ses graciles atours intérieurs.

 

La légende veut que la première fois qu’on a érigé cette église, ce fût avec du bois maudit provenant d’un naufrage ; après s’y être engouffré, le vent aurait par la suite retourné sur elle-même la charpente en construction. Qu’importe : la version actuelle, achevée en 1881, est diablement belle.

 

On ne peut pas en dire autant de l’église Notre-Dame-du-Rosaire-de-Fatima, dont la forme en coquillage ne paie pas de mine de l’extérieur. Sans doute est-ce pour nous forcer à ne pas se fier aux apparences, comme il se doit dans la vraie vie, car son lumineux intérieur de stuc et de bois évoque intensément la mer, avec des portes de confessionnal dotées de hublots et une voilure de plafond en forme de houle qui aurait pu naître du frisson de l’imaginaire d’un Alvar Aalto.

 

C’est tout juste en face qu’on a récemment aménagé l’Écomusée de la mi-carême, qui rappelle l’importance de cette fête issue du Moyen-Âge et qu’on souligne encore allègrement à Fatima. Trois soirs durant, des centaines de bambocheurs costumés vont ainsi de maison en maison, tentant de ne pas se faire reconnaître avant de giguer et de trinquer ferme jusqu’aux petites heures du matin. Chaque mois de mars, la grande mascarade boréale de la mi-carême revient en force, comme les éléments, peu importe les humeurs du temps.

 

Mais maintenant, du haut de la butte du Vent, j’ai les doigts qui pèlent de froid à force de lorgner l’horizon à travers mon objectif. Alors que je m’apprête à redescendre, un nuage de neige s’élève, près du port de Cap-aux-Meules. Serait-ce une minitornade ? Nenni : c’est un hélico du Château Madelinot qui part en excursion pour observer les blanchons, comme je le ferai moi-même demain.

 

Bien vite, je vois aussi poindre un autre nuage, très sombre, celui-là. Depuis quelque temps, il plane sans relâche au-dessus des Îles, alors qu’on parle de leur trouer la peau avec d’immondes derricks. Forer les Îles, a-t-on idée ! Qu’on nous en garde, et que seuls les phares et les clochers soient jamais autorisés à se dresser, été comme hiver, sur le coin de pays le plus singulier du Québec.

Photo : Gary Lawrence
Le phare de l’Anse-à-la-cabane, sur l’île du Havre-Aubert

 

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