Hugo Bourque : Ni ciel ni terre

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Le vent souffle sur l’archipel. Un vent à décorner les bœufs. La neige essaie de s’accrocher à quelque chose en passant, mais la force du courant d’air ne lui en laisse pas l’occasion. On voit ni ciel ni terre. En fait, on jurerait que la ligne d’horizon s’est retirée du paysage pour se mettre à l’abri de la tempête, elle aussi. De chez nous, on n’aperçoit même plus le bureau à Fernand Cyr qui est pourtant juste de l’autre côté du chemin. Une chance qu’on a reçu une facture d’eux autres récemment par la malle, parce qu’on aurait pu penser qu’ils étaient partis au vent.


 


Moi, je suis encore dans mon lit, écrasé sous une lourde courtepointe fabriquée par mes tantes. J’attends. Et je croise les doigts. J’ai bon espoir que Line Lapierre à CFIM annoncera sous peu la fermeture des écoles. Pour le moment, Nelson Mainville chante qu’il attend une fille qui danse dans les bras de Satan… on voit tout de suite que quelque chose ne tournera pas rond aujourd’hui.

Et puis tout à coup, c’est la grande délivrance ! Les cours sont annulés pour la journée. Juste avant de fermer la radio, Louis Vigneau nous roule même le «r» de la phrase «Rrrestez chez vous ». Un convoi sera organisé pour traverser le Havre-aux-Basques en cas d’extrême nécessité. Autrement dit, si t’as juste besoin d’une paire de bas de nylon chez Hector Hébert, attends à demain.

J’ai toujours aimé l’école, mais je n’ai jamais dit non à un congé improvisé. Même qu’étonnamment, lorsqu’on nous annonçait que les cours étaient suspendus, je sautais plus vite en bas de mon lit simple que quand les cours avaient bel et bien lieu.

Quand j’étais petit, une tempête de neige était synonyme d’O-K-O chez Pepé, à 25 cennes la game. Pour ceux qui ne savent pas ce qu’est le O-K-O, c’est exactement comme le bingo, mais au lieu de tirer des numéros sur des boules, on tire des numéros sur des cartes à jouer traditionnelles. Malgré sa simplicité désarmante, ce jeu, par jour de tempête, fait partie de mes plus beaux souvenirs de jeunesse.

Juste avant le dîner, je mettais mon habit thermos une pièce avec une ceinture aimantée, ma mère m’enroulait le cou et la tête avec une grosse cravate de laine pour s’assurer que je ne gèle pas du cerveau et je sortais affronter les éléments. Je me revois avancer en barre oblique face au vent. J’étais parfois même obligé de me coucher visage à terre pour reprendre mon souffle. Aucun danger pour les engelures. Ma morve avait complètement scellé ma cravate sur ma djeule. Après deux minutes de repos, je revenais dans le combat jusqu’à ce que j’attrape tant bien que mal la poignée de porte de chez Pepé pour me hisser à l’intérieur.

Après dîner, alors que la neige et la glace sur mes sourcils finissaient à peine de fondre, on s’installait à la table avec nos cartes et nos pitounes. Mes tantes sortaient plein de cochonneries à manger et on passait l’après-midi à se caller des rois de cœur pis des crottes de poule et à jouer des cartes pleines à 1 $. Entre deux p’tites games, on descendait au sous-sol pour allumer le foyer. Je dois quand même dire qu’on l’allumait davantage pour l’odeur que pour la chaleur. Disons que mes tantes ont toujours eu le doigt pas mal pesant sur le thermostat. Mais j’aimais tellement les feux de foyer. J’en ai passé des rouleaux d’essuie-tout dans ce poêle-là… Je me souviens de dire assez fort pour être sûr que quelqu’un m’entende : «Ah! le feu est en train de s’éteindre»… juste pour justifier les petites bouchonnures de papier à main que je garrochais sans cesse dedans. Quel comédien quand même !

Quand l’après-midi tirait à sa fin, on comptabilisait nos vingt-cinq cennes et mes tantes sortaient leurs sacoches pour faire du change. Pas question de nous laisser traverser le parc avec des caribous plein les poches; il fallait échanger ça contre du papier. Et généralement, elles arrondissaient aux dix piastres près. Ce qui fait que pour le petit gars de neuf ans que j’étais, l’après-midi s’avérait plutôt payant.

L’hiver aux Îles, ça peut être quand même assez long. Personnellement, rendu au mois de janvier, j’avais déjà hâte de remettre mes culottes courtes pour aller marcher jusqu’au Central avec ma musique de lutte dans mes écouteurs. L’hiver est dur avec les Madelinots. Il nous force à cesser deux de nos trois principales activités économiques : le tourisme et la pêche. Pas de visiteurs l’hiver, on se sent souvent isolés, mais quand une vraie tempête hivernale débarque, en plus d’être loin de la grand-terre, on se retrouve également loin des nôtres. Dans ce temps-là, on se prend un petit chocolat chaud ou une lampée de bagosse, on s’emmaillote dans nos courtepointes, on sort nos vingt-cinq cennes pis on crie O-K-O !

On se r’parle !

LA UNE : © Pixabay